Des fleuves en mal d'aménagement
On peut réunir dans un même ensemble des fleuves et des pays qui, en dépit leurs différences culturelles et de la diversité de leurs trajectoires historiques, présentent de fortes analogies et affrontent depuis plus ou moins longtemps et avec un inégal bonheur, les mêmes problèmes de gestion d’espaces marginaux par les eaux : en Asie, le bassin indo-paldstanais de l’Indus, les fleuves de l’Asie tentrale, Amou-Daria et Syr-Daria, le Tigre et l’Euphrate ; en Afrique, le Nil soudanais, le Sénégal, le Niger et le Zambèze.
Milieux marginaux et intermittences de l’histoire
Il ne manque pas de points communs à ce vaste ensemble, le plus évident étant le parcours de fleuves allogènes, depuis des châteaux d’eau et des zones pluvieuses – qu’il s’agisse des contreforts de l’Himalaya et du Turkestan, des hautes terres du Taurus et d’Anatolie ou, plus modestement, du FoutaDjalon – vers des zones chaudes et sèches mais planes et relativement peu peuplées. Autant dire, le contexte idéal pour un aménageur.
Dans un état à peu près originel dont le terme se situerait tantôt dans la seconde moitié du XIXe siècle, tantôt à des dates beaucoup plus récentes, les habitants de ces régions ou plus exactement de ces vallées et de ces interfluves se concentraient dans les vallées mais leurs économies restaient quelque peu en marge de leurs fleuves : de l’actuel Pakistan au Sahel africain, des sociétés où dominaient les agriculteurs pratiquaient de façon prioritaire des cultures pluviales fondées soit sur le blé en Asie, soit sur le mil en Afrique.
Compte tenu des aléas climatiques, l’hydraulique agricole jouait un rôle de complément sous la forme usez rudimentaire de cultures de décrue en fin de saison humide, soit sur les berges des fleuves, soit dans des couloirs fluviaux abandonnés mais humides, soit de façon plus générale dans des cuvettes et bas-fonds garnis d’eau à la saison des hautes eaux et progressivement asséchés. Ces cuvettes faisaient l’objet de partages subtils dans l’espace et le temps, entre les agriculteurs plus ou moins sédentaires et des pasteurs plus ou moins nomades qui trouvaient là un pâturage pour des troupeaux où dominaient tantôt des camélidés, tantôt des bovins, tantôt du petit bétail, ovins ou caprins.
Les rares exceptions concernaient la partie amont de quelques fleuves, ou s’étaient développé de très anciennes traditions qui ont produit le modèle des grandes oasis fluviales, hautes vallées du bassin de l’Indus (Kashmir) et des fleuves de l’Asie centrale (Ferghana). Dans l’un et l’autre cas, les traces l’ouvrages hydrauliques barrant et dérivant les eaux des fleuves remontent à la période 8 000 à 6 000 B.P. Ces dates correspondent approximativement à la mise en place des civilisations de la Chine du Sud (irrigation du riz) et de la Chine du Nord (endiguement des fleuves) et comme dans ces pays, le passage à l’hydraulique s’accompagne de la mise en place de sociétés hiérarchisées et d’une grande capacité d’innovation : ce sont des oasis de l’Asie centrale et tout particulièrement du Ferghana, que nous viennent des innovations techniques comme la noria et la domestication de nombreuses espèces fruitières, pêcher, prunier, abricotier. La grande différence entre ces civilisations d’oasis fluviales et les civilisations chinoise et nilotique, tient à leur instabilité : elles ont été maintes fois détruites et il suffît de rappeler pour la période historique leurs ruines dues successivement à Gengis Khan (1220), à Tamerlan (1379) et au khan de Boukhara (1795), sans parler de la colonisation russe. Leurs dimensions suffisamment réduites dans un cadre montagneux facilitant le repli et la reprise des lieux, leur fonction de passage et, finalement, leur richesse liée à l’eau, expliquent toutefois une relative continuité qu’on ne retrouve pas en tous lieux.
Ce sont les grandes vallées du Moyen-Orient qui ont connu les splendeurs des premières civilisations de l’eau et les misères inhérentes à leur fragilité2. Toujours selon cette même chronologie qui va du huitième au sixième millénaire avant les temps présents, des communautés d’abord modestes ont aménagé de façon rudimentaire les cônes torrentiels issus des Zagros, et de l’Hindukush, avant de glisser vers les grandes vallées de l’Indus et de la Mésopotamie. Simultanément ont été mises au point dans le cadre de sociétés fortement hiérarchisées les grandes infrastructures techniques, barrages et canaux qui ont permis .a maîtrise de l’eau et la concentration des hommes dans des espaces jusqu’alors marginaux. L’analogie est cependant loin d’être totale entre Indus et Mésopotamie : la vallée de l’Indus dispose de hautes eaux en été et les débits d’hiver sont assez soutenus, pour que le calendrier agricole soit aussi étendu que celui de l’Egypte ; la Mésopotamie ne bénéficie que de hautes eaux de printemps, ce qui restreint le calendrier agricole à une campagne allant de la période des labours en fin d’hiver à une saison des récoltes en fin de printemps.
Les empires nés de cette maîtrise de l’eau étaient aussi fragiles que brillants. Une fragilité due pour partie à la dureté de milieux marginaux: la première grande puissance née sur les rives de la moyenne vallée de l’Indus, le royaume d’Harappa formé au sixième millénaire avant l’époque actuelle, se serait autodétruite à la suite d’une surexploitation du sol qui aurait provoqué un dustbowl aux conséquences irréversibles. Mais aussi une fragilité d’ordre politique : les grandes vallées qui facilitent le passage de la Méditerranée au golfe Persique sont des chemins d’invasion et les oasis fortunées sont un jour saccagées par des voisins le plus souvent nomades qui les reconstruiront après les avoir détruites. Ainsi se succéderont entre Tigre et Euphrate, Hittites, Assyriens, Perses, Seleucides, Arabes, Mongols, Turcs, avec un épisode romain et une date critique, la fin du califat abbasside et J’incendie de Bagdad en 1258. Lorsque les Anglais occupèrent de fait les lieux au début du siècle, ne subsistait que l’immense palmeraie de Bassorah, naturellement humectée par les eaux douces que refoulaient les courants de marée remontant le Chatt ei-Arab. Le reste n’était que vagues pâturages et cultures d’aubaine.
Traditions retrouvées ou ruptures d’autres traditions?
A l’origine des grandes transformations du milieu opérées depuis la fin du XIXe siècle entre l’Indus et le Niger, on trouve immanquablement les entreprises coloniales anglaises (Mésopotamie, Indus), russes (Asie centrale) et françaises (Mali, Sénégal). Entreprises soutenues dans tous les cas par ce qu’on peut appeler le mirage égyptien de fleuves puissants roulant dans des déserts qu’ils pourraient fertiliser au prix d’aménagements qui auraient l’avantage de témoigner de la grandeur de la puissance colonisatrice. Les témoignages archéologiques des splendeurs passées ont donné corps à ce mythe, au demeurant conforté par de solides intérêts métropolitains, notamment la demande des industries textiles utilisant le coton. Dans tous les cas enfin, ces transformations impliquaient une rupture plus ou moins marquée avec les pratiques agricoles traditionnelles.
Le bassin de l’indus
L’entreprise de transformation la plus radicale et la plus ancienne intéresse le vaste ensemble des « cinq rivières » ou Pendjab, Jhelum, Chenab, Ravi, Bias et Sutlej dont les confluences successives forment l’Indus et délimitent un vaste espace de 450 000 km2. Les larges interfluves plans et surbaissés qui séparent ces rivières, les doabs, étaient pratiquement déserts au début du XIXe siècle, en dehors du secteur oriental (région d’Amritsar-Lahore) où les pluies étaient assez abondantes (480 mm) pour autoriser la culture pluviale du blé et de l’orge, cela dans des conditions difficiles, le blé étant une culture d’hiver et les pluies survenant en été. Le premier canal dérivé de la Ravi (Upper Bari Doab canal) a été mis en eau en 1851 avec pour objectif, la régularisation de la culture du blé. Par la suite, la demande des industriels britanniques conduira à la modification du calendrier agricole avec une saison d’hiver axée sur le blé et une saison d’été consacrée principalement au coton. Les premiers grands barrages ont été mis en place à partir de 1886 (Sidhnai sur la Ravi et Rupar sur la Sutlej) et à partir de 1907, ils ont constitué un réseau complexe sans cesse enrichi : à la veille de la partition entre Inde et Pakistan, 6 millions d’hectares étaient régulièrement irrigués.
On distingue actuellement deux types d’ouvrages régulateurs : les barrages d’amont, dont le plus important Tarbela sur l’Indus retient 13 kilomètres cubes, qui sont destinés au stockage des eaux, alors que ceux d’aval (Panjnad, Guddu, etc.) servent à stabiliser les prises des canaux dérivés qui sont implantés de plus en plus loin vers l’aval et les zones désertiques . L’ensemble de ces travaux, relayé et soutenu d’une part par la recherche agronomique popularisée sous le vocable de « révolution verte » (les blés mexicains ont un rendement de 50 quintaux/hectare), d’autre part par des structures agraires d’une ampleur assez rare sur le continent asiatique avec des exploitations de 10 hectares ou plus, passerait à juste titre pour une réussite illustrée par les résultats de l’agriculture paldstanaise (5,5 millions de tonnes de riz, 17 millions de tonnes de blé, 2,6 millions de tonnes de sucre, 1,5 million de tonnes de coton-fibre, etc.), n’étaient quelques ombres au tableau : des pertes en charge considérables le long des canaux, des progrès inquiétants de l’hydromorphie des sols avec pour conséquence ultime leur salinisation, et surtout la tension permanente qui oppose le Pakistan à l’Inde, dans la gestion globale de la ressource en eau.
Le Tigre et l’Euphrate
Le débit moyen de ces fleuves dont le bassin est partagé entre la Turquie, la Svrie et l’Irak, s’établit à 840 m3/s pour l’Euphrate et 1 400 m3/s pour le Tigre,
soit des volumes qui seraient des plus appréciables, n’étaient l’irrégularité de leurs régimes (contraste marqué avec l’Indus) et l’énormité des besoins exprimés tant sur le plan énergétique (Turquie) que sur celui de l’agriculture irriguée qui intéresse la moitié des terres cultivées en Syrie et en Irak et qui progresse rapidement en Turquie. Au plan de la chronologie moderne, trois phases peuvent être identifiées :
– la première, amorcée dès le début du siècle à l’initiative des ingénieurs britanniques, avait pour objectif principal la fourniture de coton à l’industrie britannique ;
– la seconde, amorcée dans le cadre de la Syrie et de l’Irak devenus indépendants, a connu une suite de développements où alternaient sans une parfaite cohérence, tantôt des phases de collectivisation, tantôt des réformes agraires laissant une certaine place aux petites exploitations, tantôt des phases de libéralisme favorisant les grandes entreprises capitalistes. L’expansion des surfaces irriguées a été soutenue par la réalisation de multiples barrages dont les plus remarquables sont ceux de Tabqa en Syrie (14 km ) et de Karbala en Irak (26 km3). L’extension des surfaces irriguées pose de sérieux problèmes en Irak où l’abondance de sols gypseux ou riches en calcaire entraîne une salinisation rapide et inexorable des territoires aménagés. Il s’agit d’un phénomène latent et cette malédiction du sel explique en partie l’instabilité des assises territoriales depuis la plus haute Antiquité ;
– la troisième, liée aux initiatives de la seule Turquie et amorcée au début des années 1980, correspond au projet de développement intégré du Sud-Est anatolien connu sous le nom de Güneydojyu Anadolu Projest (GAP), dont l’objectif avéré est l’intégration économique des populations kurdes par la mise en place d’un espace hydraulique. Elle repose sur la réalisation d’un ensemble de 22 barrages, 19 usines hydroélectriques et un programme portant sur l’irrigation de 1,7 M ha . La pièce maîtresse de cet ensemble, l’ouvrage Atatürk, a une capacité de 48 km3 et une installation de 2 400 MW. Ces chiffres doivent être rapprochés du modeste débit de l’Euphrate et surtout des libertés que donne à la Turquie sa position en amont de la chaîne des aménagements.
Le bassin de la mer d’Aral
Situation coloniale typique : sitôt avérée la mainmise russe sur l’Asie centrale entre 1856 et 1876, la culture du coton, traditionnelle dans le Ferghana, a été développée en vue de la fourniture de matière première aux usines de la Russie européenne. Les prélèvements d’eau sont longtemps restés modérés et n’ont pas compromis la stabilité de la mer d’Aral, jusqu’à la mise en place du Grand
Plan de Conquête des Terres Vierges, défini en 1959 par le Présidium Suprême de l’URSS. En conformité avec ce plan, 7 millions d’hectares ont été aménagés et irrigués dans les vallées du Syr-Daria et de l’Amou-Daria, mais aussi dans les régions désertiques comprises entre le Kazakhstan, l’Ouzbékistan et le Turkménistan.
Au plan économique, les régions « aménagées » sont devenues des aires de monoproduction orientées vers le riz, le coton ou les fourrages artificiels. Elles sont devenues totalement dépendantes dans des conditions de plus en plus problématiques, d’aires de ravitaillement lointaines.
Au plan écologique, la demande en eau de ce vaste complexe s’élevait à un peu plus de 100 km3 par an, soit à peu près le débit annuel des deux fleuves exploités. Le débit résiduel, pollué par les engrais et les pesticides au point de rendre la consommation de l’eau dangereuse pour les hommes et le bétail, n’a ramais équilibré l’évaporation sur la cuvette de la mer d’Aral dont la superficie a été réduite de moitié cependant que sa salinité passait de 10 à 30°/°° au grand dam de la flore et de la faune.
Au plan social, les communautés traditionnelles ont été dispersées pour ne pas dire déportées dans des déserts techniques aux infrastructures sociales et urbaines pratiquement inexistantes. Les communautés de pêcheurs de la mer d’Aral ont elles aussi été dispersées.
Au plan politique enfin, la partition de l’espace aménagé entre les cinq républiques de l’Asie centrale, a donné lieu à des vues divergentes sur l’exploitation de la ressource hydraulique, les options énergétiques des uns s’avérant incompatibles avec les options agricoles des autres. Sans doute s’agit-il, à l’échelle planétaire, de l’un des plus grands gâchis tant au plan de l’écologie qu’à celui de l’économie.
Les fleuves du Sahel africain
Les quatre pays du Sahel africain, Soudan, Sénégal, Mauritanie et Mali offrent, non sans nuances, un ensemble de traits communs liés aux caractéristiques de leurs milieux naturels, de leurs organisations sociales traditionnelles et de leur histoire contemporaine, marquée par l’épisode colonial : leurs territoires sont partagés entre des régions subarides et des régions où les pluies sont moins rares, voire abondantes ; leurs agricultures se répartissent par tradition entre cultures pluviales et cultures irriguées ; la présence de trois grands fleuves devrait les inciter à développer l’utilisation de leurs ressources en eau, d’autant que partout sévit depuis trois décennies, une sécheresse qui a fait reculer vers le Sud la limite Nord des cultures pluviales. Sur un autre plan, les sociétés paysannes de ces trois pays sont également confrontées au relais des pratiques traditionnelles qu’implique le passage d’une agriculture vivrière à une agriculture de marché, passage rendu difficile par de fortes croissances démographiques. Ces convergences ne sont pas exclusives de choix politiques propres à chaque pays, mais c’est en définitive la place faite dans l’avenir aux masses paysannes qui constitue le problème nodal posé à ces États, problème qui conditionne leur avenir.
Dans cet ensemble, seul le Soudan dispose d’une ressource abondante et facilement exploitable, correspondant moins à la vallée du Nil entre Khartoum et la frontière soudano-égyptienne, qu’à la vaste Mésopotamie comprise entre le Nil blanc (Bahr el-Abiad) et le Nil bleu (Bahr el-Azraq). N’était la conjonction entre une guerre civile et le risque écologique, ce vaste potentiel pourrait s’ac¬croître des terrains drainés dans la région du Sudd par le projet du canal de Jonglei. Ces données apparemment favorables restent cependant théoriques, compte tenu des demandes cumulées des neuf États qui entendent exploiter selon neuf logiques divergentes, les maigres ressources offertes par le Nil.
Dans l’immédiat, le Soudan peut tout de même faire état d’un assez bon niveau d’équipement grâce aux ouvrages régulateurs de Jebel Aulia, Roseires, Sennar et Khashm el-Girba qui totalisent 9 km . Ce potentiel suffit à l’irrigation par canaux ouverts et systèmes gravitaires, de 4,5 M feddans (1,9 M ha) dont 2,1 M feddans (880 000 ha) pour le seul périmètre de Gezira-Managil qui constitue la plus grande exploitation agricole du monde . Pour importants que soient ces chiffres, les prélèvements sur la ressource hydrique plafonnent à 14,5 km3/an alors que la dotation théorique du Soudan s’élève à 18,5 km3, le solde profitant à l’Egypte, ce qui ne manquera pas de poser quelques problèmes le jour où le Soudan voudra utiliser la totalité de sa dotation. Cela d’autant plus que les projets d’équipement soudanais portent sur 1,4 M ha.
Réalisations et projets peuvent être évalués selon deux approches : d’une part, ils sont justifiés tant par la tradition cotonnière imposée de longue date par les Anglais, que par une demande intérieure déjà mal satisfaite mais appelée à croître en fonction d’une démographie caractérisée par le doublement de la population en moins de trente ans ; on peut d’autre part s’interroger sur les méthodes de gestion appliquées à la terre et à l’eau.
Les projets d’amélioration ignorent en effet l’existence des irrigants traditionnels dont les petits périmètres s’échelonnent le long du Nil en aval de Khartoum. Leur travail est pourtant efficace, ils assument l’essentiel du ravitaillement en produits frais de la capitale et leur apport pourrait être beaucoup plus important s’ils recevaient quelque aide sous forme de motopompes, moyens de transport et marchés organisés. Il n’en est rien et la totalité des crédits et des investissements va aux grandes exploitations d’Etat, en voie d’être relayées par de grandes entreprises capitalistes.
Ces grandes exploitations cultivent la canne à sucre (périmètre de Kenana) ou pratiquent divers assolements entre coton, arachide, blé et sorgho. Le bilan de ces grandes entreprises est loin d’être satisfaisant. Sur le plan technique, la mauvaise gestion de l’eau et l’absence de systèmes de drainage efficaces se traduit
Soudan, P.P. Howell & J.A. Allan,1994, l’ouvrage collectif édité par M. Lavergne, Le Soudan conte par un fort gaspillage et la salinisation de superficies importantes ; sur le plan économique, la lourdeur de la gestion administrative des fermes d’État obère leurs résultats financiers ; sur le plan social enfin, les anciens agriculteurs sont devenus au mieux métayers depuis la promulgation du Land Allotment Act de 1970 qui transfère la propriété éminente du sol, des tribus à l’Etat. D’autres masses paysannes partagent leur temps entre la cueillette du coton sur les grandes fermes et le maintien de l’agriculture pluviale traditionnelle sur de petites exploitations situées en marge de celles-ci.
Si médiocres que soient les résultats obtenus sur le Nil soudanais, il n’en a pas moins servi de modèle pour POffice du Niger, créé en 1932 à l’initiative de l’ingénieur général Belime dont le projet était soutenu par les industriels français du coton. Jusqu’à cette date, l’hydraulique agricole se limitait à des cultures de décrue et à des pêches fructueuses dans les cuvettes de défluvation qui parsemaient le delta intérieur du Niger. Le plan initial portait sur 950 000 hectares irrigués à partir de deux canaux maîtres branchés sur le barrage de Sansanding- Markala, lui-même implanté à l’amont du delta intérieur. Depuis cette date, d’autres retenues ont été réalisées, toutes de faible volume, de sorte que la superficie aménagée atteint tout juste 70 000 hectares en 1995. Au plan technique, les canaux tendent à s’ensabler et l’absence d’un système de drainage approprié a provoqué une remontée dangereuse de la nappe phréatique et des sels, ce qui oblige à d’incessantes refontes des casiers les plus anciens. Les résultats agronomiques ne sont pas pour autant désastreux et POffice du Niger assure, en ces années de sécheresse, l’essentiel de la production rizicole et sucrière du Mali production au demeurant insuffisante pour satisfaire la demande intérieure). Les résultats économiques sont moins probants, ne fût-ce qu’en raison de l’enclavement du Mali qui rend difficiles et onéreuses les opérations d’équipement et de maintenance exigeant l’acheminement du matériel depuis Dakar.
Sur le plan humain, le complexe barrage-canaux-casiers a été réalisé dans le cadre colonial, entendons par là un régime qui imposait de longues périodes de travail obligatoire non rémunéré, cependant que la mise en valeur se faisait par déplacement de populations villageoises appartenant à des ethnies et à des groupes sociaux trop divers pour que se crée une véritable dynamique régionale. Aujourd’hui encore, l’Office souffre de cette tare originelle en dépit du relais des cadres coloniaux par des cadres nationaux.
La dynamique des aménagements hydrauliques dans la vallée du Sénégal procède d’une autre logique, bien que son bilan puisse être comparé à celui du Niger, soit 57 500 hectares répartis très inégalement entre le Mali (500 ha), la Mauritanie (17 000 ha) et le Sénégal (40 000 ha). En fait, le contexte sénégalais diffère du contexte malien par son accessibilité, ce qui explique qu’il ait constitué le lieu d’élection pour tous les essais coloniaux entrepris depuis ceux de Richard Toll dès 1824.
La forte emprise et la résistance des sociétés riveraines aux densités élevées souvent proches de la centaine d’habitants au kilomètre carré suffisent à expliquer l’échec d’une longue suite d’essais dont on retiendra tout de même l’entreprise rizicole de Guede qui constitue un cas d’exception : après quelques premiers succès aléatoires au début des années quarante, l’entreprise fut abandonnée avec pour solde de tout compte le maintien sur place
des colons que l’on avait fait venir de régions extérieures à la vallée. L’étonnant est que ce petit groupe allogène se soit maintenu avec l’aide d’un encadrement empirique mais qui avait l’avantage d’être sénégalais. Dans le même temps, beaucoup plus en amont, des groupes de migrants soninkés revenus au pays fortune faite, avaient installé dans la région de Bakel des jardins arrosés par motopompes. Lorsque survint la sécheresse des années soixante-dix, les gens de la région de Matam située à mi-chemin de ces deux pôles, firent la jonction entre le riz arrosé par canaux de l’aval et les jardins arrosés par pompage de l’amont. Ainsi naquit avec l’aide d’ONG qui fournirent le matériel de pompage, le mouvement des « Périmètres Irrigués Villageois » (PIV) bientôt soutenu et encadré par un organisme sénégalais (SAED) lui-même intégré à un organisme de gestion international l’OMVS.
Quels qu’aient pu en être les développements ultérieurs, la genèse de ces petits périmètres, installés sur la zone de contact entre les bourrelets fluviaux et les cuvettes de défluvation, mérite de retenir l’attention , parce qu’elle met en évidence les rôles convergents d’une crise climatique grave et de modèles allogènes réappropriés par un groupe capable d’initiative et faisant montre d’une capacité d’entraînement qui a remonté de la base aux instances politiques nationales.
Avec le temps, l’initiative villageoise dûment récupérée par les services de l’État, a donné naissance à un projet réunissant les trois pays riverains autour d’une mise en valeur intégrant l’irrigation, la production d’énergie hydroélectrique et la navigation. Au plan technique, ce projet a nécessité la mise en place d’un barrage-réservoir d’amont (Manantali) et d’un barrage aval (Diama) servant à la fois au relèvement de la ligne d’eau en vue de l’irrigation des bras morts du delta (région du Lampsar) et au refoulement de la langue salée. Au plan des objectifs, la satisfaction des besoins alimentaires, jugée prioritaire par les communautés villageoises est passée au second plan, au profit d’une riziculture commercialisable. Au plan des infrastructures, les PIV ont été jugés moins performants que des grands périmètres sur le modèle de celui de Diama ; des périmètres moyens sont venus compléter ce dispositif.
Au plan institutionnel enfin, l’Etat a cédé une partie des investissements réalisés dans la région de Richard Toll à une compagnie privée qui a hérité d’un vaste périmètre sucrier. Ces choix sont certainement discutables, à commencer par la priorité accordée à une production rizicole qui manque de compétitivité face aux exportateurs de riz asiatiques. Mieux vaudrait sans doute laisser les irrigants acheter du riz et les orienter vers une production diversifiée comme le font déjà certains d’entre eux dans la partie aval du delta favorisée par la facilité des relations avec Saint-Louis et Dakar. Autre constat : les PIV vieillissent, aussi bien les hommes que le matériel et les problèmes de relais ne sont pas totalement résolus, les enjeux portant sur le renouvellement du matériel de pompage (en service depuis plus de dix ans alors que le délai d’amortissement est de cinq ans) et le passage de la culture manuelle à la culture motorisée, condition nécessaire de la modernisation des périmètres. Reste enfin l’ambiguïté des comportements : certains attributaires se transforment en rentiers du sol ; d’autres acquièrent des parcelles et finissent – l’argent des migrants aidant – par cultiver des périmètres privés. Cela n’empêche pas les villages de se transformer par la multiplication de maisons en dur, la création de mosquées, puis d’écoles et de dispensaires.
Au final, le passage à l’agriculture irriguée suscite un changement des pratiques sociales et des mentalités, les stratégies personnelles l’emportant de plus en plus souvent sur les comportements de solidarité traditionnels. La pérennité de cet ensemble de transformations n’est pas pour autant assurée. Née de la sécheresse, l’irrigation villageoise pourrait bien disparaître avec le retour de pluies abondantes : « Si la pluie revient, je laisserai le riz et je retournerai cultiver le mil dans le jeeri » affirment beaucoup de villageois. Il se pourrait que, dans ce cas, le contrôle des terres basses irrigables passe des sociétés villageoises à des sociétés d’exploitation étatiques ou privées. Cette ambiguïté du changement serait susceptible de remettre en cause une logique de développement auto- centré qui constitue pourtant une chance unique non seulement pour le Sénégal mais pour l’ensemble du Sahel.
Vidéo : Des fleuves en mal d’aménagement
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