Dimensions symbolique de la vie et organisation des espace humanisés
Dimensions symboliques de la vie et organisation des espaces humanisés
Dans ses interprétations des espaces humanisés, la géographie humaine d’hier insistait surtout sur le poids des logiques économiques et sociales. Elle négligeai! souvent la dimension symbolique : les hommes ne peuvent pourtant vivre sans donner un sens à ce qui les entoure. Leur souci n’est pas seulement de faire face à leurs besoins et d’assurer la transmission de ce qu’ils savent aux générations futures. Ils lisent dans le ciel et les vastes horizons le poids de forces cosmiques ou la présence du divin : au profane de la vie quotidienne s’oppose le sacré des lieux visités ou habités par des génies, des esprits ou des principes invisibles, mais qui sont plus vrais que le monde visible.
Celui qui fabrique un objet prend volontiers plaisir à lui donner de l’élégance cl à l’orner. Les appartements et les maisons ne sont pas de simples machines à vivre. Ce sont des lieux de souvenirs, ceux des ancêtres ou ceux des étapes heureuses ou dramatiques de la vie de chacun.
Les chasseurs des sociétés archaïques entretiennent souvent avec le gibier dont ils vivent une relation ambigüe : ils se sentent proches des bêtes qu’ils poursuivent ; c’est dans la mesure où ils ont noué un pacte avec elles qu’ils arrivent à les abattre, et c’est pour cela que le territoire qu’elles fréquentent est devenu le leur (Dickinson, 1994) (fig. 32-A).
Les activités primaires des sociétés paysannes s’inscrivent dans le cadre de genres de vie : l’agriculture et l’élevage reposent sur des calendriers, des cultures, un mode d’utilisation des bêtes et des conceptions du monde et de la société qui sont ritualisés et ne peuvent se modifier aisément.
Lorsque l’économie de relation s’impose, la production agricole peut venir de grandes exploitations, ou de fermes plus petites. En Europe continentale, l’idéal longtemps partagé par l’immense majorité des ruraux était celui de l’exploitation familiale autonome (Servolin, 1989) : ne pouvait-elle servir de cadre à une vie chrétienne authentique ? Aux États-Unis, c’est pour des raisons politiques que la petite ferme indépendante avait été choisie à la fin du xviiie siècle (fig. 32-B) (Claval, 1990-a). En Grande-Bretagne, aux États-Unis et dans les autres pays neufs, il n’était toutefois pas question de maintenir l’exploitation familiale si celle-ci se révélait inefficace.
Les styles de vie que l’on peut mener en ville diffèrent beaucoup. Il est possible, si l’on réside en appartement dans des zones de haute densité, d’avoir accès à des services multiples, aux spectacles, au théâtre ou à l’opéra, à la vie nocturne ; dans les zones de pavillons, les distances et la moindre concentration limitent les opportunités ; les soirées se passent en famille. Dans le courant du XIXe siècle, les sociétés d’Europe continentale ont dans l’ensemble opté pour les hautes densités, les sociétés anglo-saxonnes pour la dilution. Aux États-Unis par exemple, c’est pour permettre aux femmes de mieux assurer leurs responsabilités familiales et de bien élever leurs enfants que l’idéologie du féminisme domestique se répand (Ghorra-Gobin, 1992).
L’espace humanisé ne peut s’interpréter selon des critères purement fonctionnels : il est hétérotopique, selon l’expression forgée par Michel Foucault (1985-1986), parce que fait d’éléments qui n’ont pas la même pesanteur, ne répondent pas à la même ontologie et ne sont pas miscibles.
Le paysage lui-même se trouve souvent valorisé : il cesse de n’être qu’une expression de la vie sociale, prend une dimension esthétique ou fonde l’identité du groupe. Il sert à exprimer les rêves ou à véhiculer des idéologies (Cosgrove, 1984 ; Duncan, 1990 ; Debié, 1992 ; Forêt, 1993).
La nature complexe des espaces humanisés
Les espaces humanisés superposent des logiques multiples : ils sont en partie fonctionnels, en partie symboliques. La culture les marque de diverses manières : elle les modèle à travers les technologies mises en œuvre pour exploiter les terres ou construire les équipements et les logements ; elle les façonne à travers les préférences et les valeurs qui donnent aux sociétés leurs capacités de structurer des espaces plus ou moins grands et expliquent la place donnée aux diverses facettes de la vie sociale ; elle aide enfin à les concevoir à travers les représentations qui donnent un sens au groupe, au milieu dans lequel il vit et au destin de chacun.
Lorsqu’on veut comprendre plus précisément l’empreinte que créent les hommes à la surface de la terre, il convient de prendre en compte la manière dont la société est organisée, la nature des acteurs qui y sont présents, et les droits dont ils disposent.
Organisation sociale et genèse des espaces humanisés
Tous les membres d’une société n’ont pas les mêmes capacités à imprimer leur marque sur l’espace parce qu’ils ne maîtrisent pas les mêmes technologies, n’ont pas la même aptitude à innover, les mêmes ressources et les mêmes droits.
Les inégalités de pouvoir, de richesse et de statut
Que peut faire un citadin qui n’est pas propriétaire de son logement ? Le cadre dans lequel il vit a été pensé par d’autres ; il n’a pas le droit d’abattre une cloison ou d’ouvrir une fenêtre dans son logement, ou de choisir les meubles de son bureau. Son champ d’action se limite décorer les pièces de son appartement et à y disposer les meubles à son grè. Ce sont là de sévères restrictions ; elles pèsent
souvent comme une aliénation : n’est-ce pas comme une tentative désespérée et dérisoire à la fois de façonner l’espace qu’il faut interpréter certains grafittis (Relph, 1976) ?
La plupart des gens s’intégrent aux structures de l’espace construit plutôt qu’ils ne les déterminent. C’est spécialement vrai des espaces publics, ceux réservés à la circulation par exemple : les particuliers n’ont ni le droit, ni les moyens de les modeler à leur gré.
L’impossibilité de remettre en cause l’ordre spatial institué provoque des tensions qui peuvent être dangereuses : elles s’expriment quand les conventions tombent, lors de fêtes, de cérémonies ou de manifestations où les masses populaires envahissent les rues et les espaces interdits. De là l’intérêt que la géographie culturelle accorde à ces moments exceptionnels.
Les droits fonciers sont au fondement mêmes de la société. Ils jouent un rôle culturel majeur : s’agit-il de droits d’occupation, d’usage ou de pleine propriété ? de droits collectifs ou de droits privés reconnus à un individu ? Comment sont-ils transmis ?
Selon le droit romain, la loi accorde au propriétaire le droit d’user et d’abuser de son bien. Reconnu comme un droit imprescriptible par la Déclaration des Droits de l’Homme, ce droit est tempéré par une législation qui protège les besoins et les droits de la collectivité. La proclamation solennelle du droit à la propriété privée correspond au triomphe de l’individualisme. C’est aussi un corollaire et une condition aux principes de liberté et de résistance à l’oppression. La justification économique de ce droit provient de l’efficacité des gestions auxquelles il conduit généralement.
Dans les systèmes féodaux, les divers usages d’une même pièce de terre sont dévolus à des individus différents : les pauvres ont le droit de ramasser le bois mort des forêts, les exploitants agricoles, celui d’y envoyer quelques bêtes pâturer, etc. Dans les openfields, les pouvoirs de décision sont hiérarchisés en vue d’assurer la rotation des cultures, le pâturage des bêtes sur toutes les terres dès qu’elles sont débarrassées des récoltes, et l’accès de tous à certaines formes d’utilisation de l’espace. Dans les systèmes africains, l’individu qui a défriché une terre en garde l’usufruit tant qu’elle porte des récoltes, mais le droit de distribuer les parcelles revient au maître du feu ou de la hache (Sautter, 1968).
Certaines organisations et bureaucraties détiennent des propriétés étendues : églises, ordres religieux en pays chrétien ou bouddhique, fondations pieuses-en terre d’Islam, associations à finalités culturelles dans les sociétés laïques. Les grandes entreprises sont intéressées par les centres villes et toutes les zones de forte accessibilité. Ces emplacements sont tellement fréquentés que la charge symbolique qu’on leur donne a beaucoup de chances d’avoir un impact spectaculaire : une des fonctions des gratte-ciel est de rendre éclatante la réussite des compagnies qui les ont construits.
La puissance publique agit directement sur les emprises qu’elle possède — voiries, lieux de rassemblements, établissements administratifs — et indirecte¬ment à travers le droit de regard ou de contrôle qu’elle possède sur certaines terres privées ou sur la totalité de celles-ci : aménager, n’est-ce pas hiérarchiser des décisions dans le but d’assurer une organisation plus efficace, plus juste et plus harmonieuse des espaces humanisés ?
La distribution des droits de propriété (Claval, 1982) reflète les formes d’architecture sociale qui dominent dans tel ou tel groupe. Selon le système de succession, les acquis sont transmis de génération en génération (par dévolution au fils aîné, par exemple), ou remis en cause par le partage égalitaire entre les héritiers et par le prélèvement de droits élevés : cet aspect de la culture est déterminant pour comprendre la répartition des décideurs dans un milieu donné.
Décisions politiques et expression des préférences culturelles
Les droits dont disposent les gens sur les biens, les terrains et les immeubles ne résultent pas simplement du jeu des mécanismes économiques et du poids des inégalités transmises par héritage. Leur définition dépend de décisions politiques. Il ne suffit pas que les mouvements d’inspiration chrétienne prônent l’exploitation familiale pour que celle-ci s’impose dans les campagnes : il faut la favoriser en donnant aux fermiers et aux métayers un statut stable, éviter l’émiettement des héritages qui résulte normalement du jeu des successions égalitaires dans les zones de petite propriété, créer des institutions de crédit qui ouvrent aux petits agriculteurs l’accès à des prêts de faible coût, et multiplier les coopératives d’approvisionnement ou de commercialisation.
Le développement des zones urbaines de basse densité implique la mise en place de réseaux de transport en commun, la définition de tarifs qui rendent les migrations alternantes accessibles aux petits revenus, et la création d’un système de prêts hypothécaires qui élargisse à une large partie du groupe social l’accès à la propriété, etc.
Les préférences culturelles ne s’inscrivent dans l’espace qu’à travers la mise en place de contextes institutionnels adéquats : leur expression passent par des choix politiques. Si les citadins de beaucoup de pays européens se sont longtemps entassés dans des zones de forte densité, ce n’était pas parce qu’ils aspiraient à ce type d’habitat et aux formes de vie qui lui étaient liées ; c’est que le système de promotion immobilière et le marché foncier avaient été ainsi définis par le gouvernement qu’ils ne pouvaient fournir dans de bonnes conditions des maisons individuelles à bas prix.
L’expression spatiale des préférences culturelles n’est possible qu’à travers l’instauration par les instances politiques d’un environnement légal favorable. Elle dépend aussi de la répartition des compétences et des formes que revêt la division du travail.
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