Grands fleuves et grands travaux
Brève histoire des aménagements fluviaux
Au début de l’histoire, la maîtrise de l’eau
Chine, Mésopotamie, Egypte, ont servi de modèle à K. Wittfogel (1957) pour la définition des agricultures hydrauliques (dépendant sur de vastes espaces d’un contrôle de l’eau assumé par un organisme central) et des sociétés hydrauliques (dans lesquelles les ouvrages hydrauliques et agro-hydrauliques jouent un rôle fondamental et sont mis en œuvre par des gouvernements autoritaires) regroupées sous le terme générique de despotisme oriental. Marx et Wittfogel ayant beaucoup plus insisté sur le despotisme que sur l’hydraulique, il est permis de s’interroger sur la liaison existant entre ces deux termes, ce qui revient à poser la question, sujette à caution, d’un éventuel déterminisme de l’eau.
En excluant dans un premier temps tout débat pour rester dans le domaine des faits , on ne peut manquer d’être frappé par de multiples concordances : la chronologie de ces trois civilisations auxquelles il conviendrait de joindre pour être complet les références indo gangétiques, commence avec la culture de céréales modifiées (passage des variétés diploïdes aux variétés tétraploïdes) entre le huitième et le sixième millénaire avant l’époque actuelle ; l’écriture, le calcul et les grands travaux hydrauliques étendus à l’échelle des fleuves viennent ensuite vers le troisième millénaire et intègrent dans des contextes différents, des ouvrages destinés aussi bien à l’agriculture qu’à la navigation et à diverses opérations d’ordre urbanistique. De toute évidence, ces civilisations hydrauliques doivent leur épanouissement à la nécessité de coordonner des travaux, d’où le recours à l’écriture, nécessaire à la transmission d’ordres et de règlements. De même, le calcul des pentes et les problèmes de répartition des débits sont à l’origine des mathématiques, tout comme l’établissement des calendriers agraires à l’origine de l’astronomie. Sous des modalités différentes, ces trois registres se retrouvent dans les trois grandes civilisations qui assument le passage de la préhistoire à l’histoire. Ces concomitances ne permettent pourtant pas d’affirmer que la constitution de sociétés hiérarchisées est consécutive à la maîtrise de l’eau. Les travaux de Butzer laisseraient plutôt entendre, dans le cas de l’Egypte, que l’unification politique a précédé la phase des aménagements hydrauliques.
Le Nil, un fleuve naturellement propice aux aménagements
C’est en Egypte que la mise en œuvre des ressources hydrauliques s’est avérée la plus facile, grâce à la régularité saisonnière de la crue, à sa lenteur qui exclut – sauf exception – tout contexte catastrophique et à sa durée qui permet une lente humectation du sol. C’est grâce à ce contexte exceptionnellement favorable que le Nil offre l’unique exemple d’un grand fleuve aménagé sans mise au point préalable sur des organismes plus modestes. Les modalités organisatrices ont d’abord porté sur la construction de casiers retenant l’eau chargée de limon et sur l’ordonnancement de ces casiers en séquences hiérarchisées d’amont en aval avec prise et retour au fleuve. Des documents, comme la houe sacrée conservée à l’Ashmolean Muséum d’Oxford, montrent que dès le cinquième millénaire avant l’époque actuelle, ces travaux étaient coordonnés par le pharaon, en l’occurrence Ménès, ouvrant rituellement le premier casier aux eaux limoneuses . C’est à ce même pharaon que serait dû le premier barrage connu, implanté au Sud du Caire. Vers le quatrième millénaire, un ancien bras du Nil est aménagé en canal, le Bahr Yousef, destiné à l’irrigation du Fayoum et au stockage de l’eau dans le lac Moeris (l’actuel Birket Qarun dont le niveau était plus élevé que de nos jours). À une date plus récente, Hérodote évoque les canaux du delta utilisés simultanément pour l’irrigation et la navigation. Le cycle des grands travaux novateurs s’achève en 670 A.C. avec le creusement du canal de Néchao qui reliait la branche pélusienne du Nil au lac Timsah, au Grand Lac Amer et au golfe de Suez .
La Mésopotamie sans cesse reconstruite
Les données naturelles étaient moins favorables dans la Mésopotamie : non seulement les crues du Tigre et de l’Euphrate étaient plus brèves et plus rapides que celles du Nil, non seulement la teneur des eaux en calcium et en gypse induisait des phénomènes de salinisation, mais de plus l’excès de la charge solide provoquait l’exhaussement des lits fluviaux, de sorte que l’histoire de la Mésopotamie est jalonnée de défluvations catastrophiques qui expliquent entre autres le déclin de la cité d’Ur, évoqué dans la Bible .
Ces conditions difficiles rendent compte de la progressivité et de la lente translation spatiale partant des aménagements sommaires implantés au huitième millénaire sur les torrents descendus des hauteurs relativement bien arrosées des marges anatoliennes et du Zagros, pour aboutir aux grands aménagements de l’Euphrate et du Tigre. Cette longue séquence transitoire va de pair avec la continuité d’un système cultural voué à l’orge et au blé cultivé sur les laisses de crue.
Il n’empêche que dès le troisième millénaire avant l’époque actuelle, la ville d’Ur est entourée d’un système de canaux, de filioles et de machines élévatoires qui permettent d’amener l’eau au niveau de la parcelle. Mais ces systèmes hydrauliques ne sont mis en œuvre que dans le cadre de cités-Etats et c’est seulement à partir de la période akkadienne qu’apparaîtront les grands systèmes hydrauliques. En 1760 A.C., Hammourabi affirme le lien qui unit la puissance politique à la réalisation de grands travaux : « Moi Hammourabi, moi le roi fort, le roi de Babylone, le roi qui sait se faire obéir des quatre régions… lorsque les dieux Anum et Entil m’eurent donné à gouverner le pays de Sumer et d’Akkad et qu’ils m’en eurent remis les rênes dans les mains, je creusai le canal Hammourabi est la richesse du peuple qui apporte l’eau de la fertilité au pays de Sumer et d’Akkad ». Quelques siècles plus tard, un autre dynaste creusera sur la rive gauche du Tigre, le canal Nahrawan, long de 400 kilomètres et large de 120 mètres, donc assez puissant pour porter des navires et arroser de vastes superficies. Comme tant d’autres avant et après sa mise en œuvre, cet ouvrage sera ruiné tant par le sel que par la venue de nouveaux envahisseurs, en l’occurrence les Perses, qui détruiront le royaume de Babylone en 527 A.C.
En dépit de cette instabilité politique, la Mésopotamie verra l’éclosion de multiples techniques comme celle des canaux dérivant les eaux de crue excédentaires vers des cuvettes de rétention ou encore les grands barrages de dérivation comme celui de Samarra qui ne sera détruit qu’en l’an 1256 de l’ère actuelle avant d’être reconstruisent par les Anglais au début du XXe siècle. Les Babyloniens ont
même inventé pour le meilleur et pour le pire, l’hydraulique urbaine : Assurbanipal entoure d’eau la ville de Babylone, à la fois pour la défendre et pour faciliter son ravitaillement par bateaux ; quelques siècles plus tard, Sennachérib détruit la ville par l’eau : « J’ai détruit la ville et ses maisons, j’ai incendié leurs murs… Au milieu de cette ville, j’ai creusé des canaux et je l’ai complètement inondée pour détruire jusqu’à ses racines. Un déluge ne peut mieux faire. Puis j’ai enlevé le sol et je l’ai fait porter jusqu’à l’Euphrate et de là jusqu’à la mer». La méchanceté de Sennachérib mise à part, on ne saurait illustrer plus fortement l’ambivalence de l’eau qu’en rapprochant ces deux épisodes.
L’hydraulique chinoise dans la longue durée
La distinction s’impose entre Chine du Sud et deltas de l’Asie des moussons d’une part, et Chine du Nord de l’autre. En fait, seule cette dernière région a connu la concomitance entre grands travaux hydrauliques et formations d’États hiérarchisés, alors que la Chine méridionale et la Thaïlande du Nord ont connu des évolutions plus lentes, moins spectaculaires et surtout parfaitement originales au regard des références égyptienne et mésopotamienne, puisqu’il s’agit d’une culture irriguée par submersion sous un climat humide. Au cours du sixième millénaire avant l’époque actuelle, la riziculture est passée du stade de la cueillette d’oriza rupifojjon dans les marais, à celui de la culture d’oriza sntiva, et autres variétés tétraploïdes, sur les cônes torrentiels surbaissés puis dans les cuvettes de cours d’eau modestes. Le passage aux grands aménagements ne se fera que plus tardivement et de façon progressive, peut-être dans le cadre du relais des civilisations thaïs par la civilisation chinoise.
L’hydraulique proprement chinoise semble procéder non pas de l’aménagement des rizières mais de la maîtrise des fleuves. Son foyer originel correspond au Shanxi et au Shensi, entre le Huang-He, la Fen et la Wei. Le système cultural originel reposait sur le mil (le blé ne serait qu’un tard venu du IIe millénaire A.C.), le chou et le mûrier, toutes espèces auxquelles les pluies d’été suffisent et qui ne demandent pas à être irriguées. De fait, les vestiges des premières irrigations au Nord du Changjiang remontent tout au plus au Ve siècle A.C. alors que les méthodes d’intervention en voie de la protection des vallées fluviales étaient mises au point et diffusées depuis longtemps. La documentation, assez précise sur ce point, attribue à l’empereur du les premiers travaux d’endiguement réalisés vers 2205 A.C. Suivront de peu les premiers canaux de drainage permettant l’occupation de vastes espaces protégés comme le système du Cheng Ko entre Huang-He et Wei ou celui de Khuanhsien.
Les ouvrages chinois présentent deux caractéristiques remarquables. D’abord leur durée de vie puisque certains d’entre eux, digues de protection ou canaux aménagés depuis trois millénaires, sont encore fonctionnels. Ensuite et surtout, leur mode d’aménagement qui ne procède pas, contrairement à une idée reçue, d’une directive unique appliquée sur de vastes espaces, mais de la somme de réalisations partielles et sectorielles progressivement réunies et enrichies de fin airés nouvelles. L’exemple le plus remarquable de ce type d’agrégat est sans doute le Grand Canal qui court de Pékin à Nankin et qui pourrait passer pour l’un des plus grands ouvrages d’art qui soit, n’était qu’il n’a jamais été conçu comme un Duvrage unique mais qu’il est constitué de rivières, de lits abandonnés remis en :iu et de lacs reliés les uns aux autres par des biefs aménagés au fil des siècles.
Ce constat et l’examen des grands systèmes de digues faits de segments disparates raccordés les uns aux autres, laissent entendre que ces grands ouvrages chinois ont été construits à l’échelle de petites régions ou de provinces, puis raccordés les uns aux autres sans qu’apparaissent jamais un plan d’ensemble et des méthodes de construction uniformes. Ces caractéristiques vont à l’encontre de la thèse de Wittfogel : les initiatives locales et un esprit collectif diffus l’emportent sur d’improbables directives qui seraient venues d’en haut.
Vidéo : Grands fleuves et grands travaux
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