Grands travaux et grands impacts : Des catastrophes planifiées
Les interférences entre nature et société sont la règle générale et l’intensité des phénomènes résultants est fonction des modalités de gestion. Celles-ci peuvent prendre en compte le respect des équilibres environnementaux ou favoriser la création de nouveaux équilibres. Il arrive également que la rationalité définie dans le cadre de planifications dites scientifiques, engendre des catastrophes avérées ou prévisibles.
Une catastrophe avérée: l’aménagement de la Volga
Le tableau d’une objectivité féroce, que dresse Pascal Marchand de l’aménagement de la Volga , fait la part belle à la rationalité de la démarche planificatrice : 61 % des débits naturels étant concentrés sur quatre mois (avril-juillet), leur régularisation par stockage permet de produire de l’énergie sur une plus longue durée, d’améliorer les conditions de la navigation et d’irriguer de vastes superficies. La seule difficulté tient à la nature du bassin : long de 3 700 km, le fleuve prend sa source à seulement 228 m. Vu la faiblesse de sa pente, il a fallu concevoir un type d’aménagement nouveau, le barrage de plaine, dont le seul inconvénient est d’exiger de vastes superficies pour des volumes stockés assez modestes. L’entreprise était d’autant plus délicate qu’il s’agissait d’aménager non pas un barrage mais une chaîne d’ouvrages étendue à la Volga et à son principal affluent la Kama. Du moins le principe de tels aménagements pouvait-il être amélioré au fur et à mesure de l’avancement du projet, puisque les travaux se sont déroulés de 1935 à 1983.
Concrètement, la construction de treize barrages, entreprise à l’initiative d’un seul maître d’œuvre, le ministère de l’Energie (Minergo) a transformé le bassin de La Volga en une suite de retenues dont la longueur atteint 3 800 km dont I -M) pour la seule Volga . La programmation portait sur une production électrique de 40 TWh, une amélioration de la navigation intégrant la ¦ au système des Cinq mers, l’aménagement de systèmes d’irrigation desserrant six millions d’hectares et une production halieutique de 700 000 tonnes. L’approvisionnement des villes et l’utilisation récréative des retenues étaient dans le plan.
Nul doute que sur le papier un tel programme ne soit séduisant. L’ennui est la superficie cumulée des retenues s’élève à 22 000 km2 et que leur mise cz eau a nécessité le déplacement de 640 000 personnes dont 150 000 pour le ¦cul ouvrage de Kouibyshev. On ne dispose pas de renseignements précis sur les Eodalités d’évacuation et de réinstallation de cette population. À cela s’ajoute ta disparition sous l’eau de 1,13 million d’hectares de terres cultivées. Le décompté des terres ainsi perdues doit inclure un surcroît de 255 000 hectares de sols gâchés par hydro orphie, au droit des retenues. S’ajoutent à ce Recompte, les surfaces affectées par les remontées salines sur les périmètres gués.
La priorité accordée à la production électrique et l’organisation de celle-ci expliquent en grande partie l’ampleur des impacts mesurés. L’eau est stockée ns les retenues durant les heures creuses et relâchée aux heures de pointe, sans aucune précaution, le Minergo étant seul maître des horaires et des volumes turbinés qui peuvent passer en un instant de 0 à 5 000 m3/s sur le site de Gorki et a 16 000 m3/s sur celui de Volgograd. Ce mode d’exploitation sauvage ainsi eue les variations saisonnières de niveau ont pour premier effet de soumettre les berges des retenues à des phénomènes de déstabilisation et d’érosion qui infectent de 15 000 à 18 000 hectares.
L’irrigation était censée compenser largement les pertes de terre consécutives i la mise en eau des barrages. Mais au lieu des 6 millions d’hectares prévus par le plan, c’est seulement 1 million d’hectares qui ont été équipés. Encore faut-il compter avec les erreurs de gestion qui ont provoqué la salinisation et la perte peu près la moitié des périmètres. Sur le reste, le gain de production varie entre 5 et 15 quintaux de grain par hectare. Compte tenu des investissements engagés et du gaspillage d’eau qu’impliquent les résultats, le bilan agricole est si désastreux que le projet d’extension des surfaces équipées a été suspendu. Dans la vallée de la basse Volga, la disparition du rythme naturel des crues et l’enfoncement du lit consécutif à la décantation des eaux ont transformé les prairies et la ripisylve en steppe. Le sel affleure et des dunes se forment.
Le programme halieutique, enfin, portait sur un total de 70 000 tonnes produites dans les réservoirs et sur le maintien des pêches en mer Caspienne au niveau de 600 000 tonnes. La disparition des frayères, perturbées tant par le mouvement de l’eau dans les réservoirs que par l’abaissement du lit fluvial vers l’aval, a ramené le total des prises en Caspienne à quelque 400 000 tonnes. Encore faut-il préciser que faute de pouvoir franchir les barrages, les esturgeons se sont raréfiés de sorte que, pour cette espèce, le tonnage capturé est passé de 30 000 à 10 000 tonnes en quelques années. De façon plus générale, les salmonidés ont été relayés par des cyprinidés, souvent de qualité médiocre (carpes de Chine, silures).
Comment expliquer cette catastrophe ? P. Marchand incrimine au niveau le plus simple, le manque de concertation entre le gestionnaire principal, en théorie seul habilité à prendre des décisions et les gestionnaires locaux qui agissent pour leur propre compte : lorsque les uns commandent l’ouverture des vannes i distance, les autres les ferment sur le terrain et le résultat global est proprement incohérent. Les choses ne vont pas mieux au niveau central, les différents ministères (de la Pêche, de l’Agriculture, de l’industrie, de la Navigation) essayant de contrer les directives du Minergo en fonction de leurs propres objectifs. Cette « gestion sauvage », aggravée depuis 1990 par la décomposition de l’Etat est restée longtemps masquée par la « gestion administrative » qui opérait des lâchers d’eau à contre-saison, faisait état de nouveaux périmètres irrigués alors que d’autres périmètres étaient déclassés, totalisait les alevinages tandis que les alevins disparaissaient dans les turbines. Une gestion kafkaïenne agrémentée si l’on veut par le Minergo dans le rôle d’Ubu.
Une catastrophe prévisible, l’aménagement des «Trois-Gorges »
Le plus grand barrage du monde, la plus grande centrale hydroélectrique, le plus grand chantier, le plus grand monument édifié en Chine depuis la Grande Muraille. L’aménagement du secteur des trois-Gorges sur le Changjiang appelle tous ces qualificatifs par son ampleur. Il en appelle d’autres, tels que le projet le plus onéreux du monde avec un coût final évalué à 50 milliards de dollars. le plus controversé au plan de l’écologie, le plus incertain dans ses retombées escomptées.
Nul doute que le projet ne frappe par son ambition, s’agissant d’un barrage de 185 mètres de haut, long de 2 kilomètres, créant une retenue de 64 000 km-, pour une longueur de près de 600 kilomètres mais une retenue ne totalisant que 39 km (figure 22). La modestie de ce volume – tout est relatif s’agissant du troisième fleuve du monde par la superficie de son bassin et son débit – s’explique par la topographie des lieux qui comprennent pour l’essentiel 300 kilomètres de rapides et canyons insérés dans un aire dominante répartie entre 74 % de montagnes, 21,7 % de collines et 4,3 % de plaine alluviale.
Outre la production énergétique, l’ouvrage, doté d’un ascenseur à bateaux, permettra l’établissement d’un système navigable continu entre la capitale du Sichuan, Chongqing et Shanghai. Il réduira le risque d’inondation dans la basse vallée du fleuve et soutiendra les débits d’étiage. Il fournira de l’énergie à de nombreuses usines qu’il est prévu d’implanter dans la basse vallée et dans le Sichuan.
En dépit de l’intérêt que suscitent ces perspectives prometteuses, le projet élaboré çlès 1921 au temps du Sun Yatsen, puis différé durant les années troubles de la guerre sino-japonaise et la période d’implantation du régime communiste, n’a été mis en œuvre qu’en 1992, au terme du 7e Congrès National du Peuple, bien que les premiers déplacements de population remontent à 1985. Un tel and Prospects », The China Quaterly, 113, p. 94-108 ; Chau Kwai-cheong, 1995, « The Three Gorges délai s’explique par l’échelle de l’entreprise, son coût et des problèmes de logistique : l’ouvrage principal, le bloc barrage-usine-écluse s’étendra sur 10 kilomètres à l’amont de Sanduping et le chantier occupera jusqu’à 40 000 ouvriers et techniciens simultanément.
Dans le cadre d’une étude d’impact, il convient tout d’abord d’émettre de sérieux doutes sur la possibilité d’écrêter à partir d’une capacité de stockage qui atteindrait au mieux 20 km3 (un barrage n’est jamais vide au début d’une crue) des crues qui peuvent durer plusieurs mois avec un débit de pointe qui s’est élevé à 75 000 m3 en 1931. Il faut également prendre en compte la forte teneur en sédiment de ces eaux de crue, soit 800 g/m3, teneur suffisante pour que le port de Chongqing s’envase rapidement à l’amont, cependant que vers l’aval le déficit de charge entraînerait une reprise d’érosion et pourrait déstabiliser le delta. Autre donnée qui ne semble pas avoir été prise en compte : le Sichuan est une région d’agriculture intensive, de sorte que les eaux de colature sont chargées de nitrates qui aboutiront au lac. S’ajouteront à cette source d’euthrophisation, les déchets urbains de deux villes millionnaires et de six villes qui comptent plus ou moins un demi-million d’habitants mais sont toutes dépourvues de systèmes d’épuration. Il se pourrait donc que le lac, en dépit de son volume imposant, soit rapidement transformé en une sorte de cloaque. On ne peut enfin passer sous silence le problème de la faune et de la flore endémiques, soit 47 espèces rares menacées d’extinction, dont les esturgeons et les dauphins d’eau douce.
Les problèmes les plus ardus se poseront tout de même à propos de la réinstallation. Lors de l’enquête de 1985, la population susceptible d’être déplacée comptait 750 000 âmes (400 000 citadins et 350 000 ruraux). Mais lorsque les travaux seront achevés, c’est-à-dire théoriquement en 2009, l’effectif atteindra vraisemblablement 1 150 000 personnes et le bilan de la réinstallation portera sur 2 villes à reconstruire (Wanxian et Fuling), des usines, 44 sites historiques dont l’un des plus célèbres de Chine (Fuling), 24 000 hectares de terres arables et 5 000 hectares d’orangeraies. Il est prévu de réduire au maximum les déplacements de personnes et pour cela, d’opérer de simples transferts latéraux et altitudinaux.
L’ennui est que la région est essentiellement montagneuse et que les pentes supérieures à 25° occupent plus de la moitié de l’espace de recasement. En l’état actuel, ces pentes sont stabilisées grâce à un couvert forestier assez dense. Mais ce couvert ne tardera pas à disparaître sous forme de bois d’œuvre ou de bois de chauffage et tout laisse à penser qu’il y aura de nombreux glissements de terrains : 30 sites à risques ont déjà été repérés et 16 d’entre eux produiraient plus de 10 millions de m3 chacun. Les espaces plans étant retenus pour l’habitat, les espaces cultivés seront constitués pour l’essentiel par des pentes qu’il n’est pas question d’aménager en terrasses. La suite est prévisible.
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