Grands travaux et grands impacts : Grands impacts
Les impacts sur le milieu naturel
Les impacts consécutifs aux grands ouvrages concernent non seulement la morphologie des lits fluviaux mais également la qualité des eaux et les systèmes hydro-biotiques . Ils sont susceptibles d’affecter de vastes espaces parfois très éloignés des ouvrages qui peuvent être incriminés. Ces phénomènes de distanciation spatiale et leur étalement dans le temps font qu’ils n’ont pas toujours été perçus lors des changements provoqués par l’action humaine.
Il convient en tout état de cause d’opérer la distinction entre les impacts réversibles (la plupart des phénomènes de salinisation, certains niveaux de la qualité de l’eau, les modes d’exploitation de certains ouvrages) et les impacts irréversibles, de loin les plus nombreux, comme la construction des grands systèmes de digues, les transferts interbassins ou les grands barrages dont la durée de vie excède celle de plusieurs générations.
Les impacts morphologiques et tectoniques
S’agissant des ouvrages affectant le cours du fleuve, digues et travaux de rectification, l’essentiel des impacts résulte du raccourcissement du lit fluvial qui peut atteindre des valeurs considérables : sur le seul Mississippi, les 16 coupures de méandres opérées entre 1929 et 1942 ont modifié le cours inférieur qui est passé de 680 à 440 kilomètres, soit une réduction de 35 %. De tels raccourcissements provoquent un accroissement de la pente, donc un accroissement de la capacité erosive qui se traduit par des phénomènes d’incision et d’érosion à l’amont et de sédimentation compensatoire à l’aval du secteur aménagé. Il y a donc enfoncement des niveaux phréatiques à l’amont avec disparition des zones humides et fossilisation des basses terrasses initialement inondables, cependant que vers l’aval l’exhaussement de ces mêmes niveaux induira un relèvement des nappes accompagné par des phénomènes d’hydro orphie. Il arrive également que l’incision du lit fluvial dégage des seuils rocheux sous-jacents, phénomène illustré sur le Rhin – dont le cours avait été raccourci de 32 kilomètres entre Bâle et Lauterbourg en raison des travaux dus à l’initiative de Tulla – par le dégagement de la barre rocheuse d’Istein, initialement masquée par les formations proglaciaires de la Sundgau, soit un encaissement mesuré de 7 mètres en moins d’un siècle, interrompant pratiquement la navigation fluviale à destination de la Suisse. Le problème ne fut résolu qu’avec la construction de l’ouvrage de Kembs, lui-même générateur d’autres impacts.
Les impacts morphologiques liés aux barrages diffèrent bien entendu selon la nature de ceux-ci, barrages-réservoirs ou barrages au fil de l’eau. De façon générale, ces ouvrages piègent les sédiments venus de l’amont et restituent une eau décantée vers l’aval. Il y a donc comblement progressif à l’amont, sur un rythme variable selon la morphologie des bassins et la dynamique érosive : pour l’Europe centrale, le comblement des retenues serait de l’ordre de 0,51 % par an, mais en Chine, le barrage de Sanmenxia, achevé en 1960 a été transformé en simple bassin de décantation en 1964, au vu de son comblement. Vers l’aval, les eaux issues de la retenue disposent d’un excédent de capacité tractrice et provoquent soit des phénomènes d’incision en roches dures, soit de façon plus générale des phénomènes d’érosion classiques (passage d’un cours rectiligne à un cours sinueux puis à un tressage). Ces phénomènes de déstabilisation prennent une ampleur toute particulière lorsque les ouvrages sont implantés dans des zones de roches meubles, loess du Huang-He ou marnes des Alpes du Sud.
Sur les chaînes d’ouvrages de dérivation (type Rhône ou Danube supérieur), l’alternance des phases de débits moyens qui sont en majeure partie dérivés et de phases de hautes eaux durant lesquelles le lit court-circuité est réactivé, induit de façon progressive un pavage des biefs court-circuités par les sédiments grossiers, cependant que les sédiments fins sont seuls à transiter par les canaux en période d’eaux moyennes et basses. Les processus normaux de transport et de sédimentation sont alors totalement perturbés.
Des méthodes de gestion, notamment des vidanges programmées, permettent d’atténuer certains de ces impacts, mais elles ne sont pas toujours envisageables en cas de comblement rapide ; dans tous les cas, le succès de l’opération est aléatoire et les dommages subis par le milieu (destruction de la faune piscicole) sont fréquents.
Aux impacts liés au transfert des sédiments, peuvent s’ajouter divers traumatismes : glissements de terrain dans le réservoir comme dans le cas du Vaiont italien ; rupture d’ouvrages implantés sur champs de failles, le cas de Malpasset en France, restant exemplaire par ses conséquences dramatiques. Cas limite, le poids d’un réservoir implanté en milieu instable peut provoquer des mouvements sismiques : le remplissage du lac Mead sur le Colorado en 1935 fut suivi par plusieurs mouvements sismiques assez amples. Il en fut de même pour le barrage de Kariba, implanté sur un champ de failles et dont le remplissage fut suivi en 1961 d’une secousse atteignant le niveau 4 sur l’échelle de llichter. L’ouvrage ne fut pas déstabilisé pour autant.
Dans la zone fluviomarine, le déficit d’apports sédimentaires se traduit par une déstabilisation du littoral, phénomène qui s’avère particulièrement grave dans le cas de l’ouvrage d’Akosombo qui piège la totalité des apports sédimentaires sableux, jusqu’alors assez importants, de la Volta. Ces apports étaient à l’origine d’une formation deltaïque et lagunaire assez stable et leur cessation a été suivie d’une reprise d’érosion marquée par un recul du cordon littoral de 12 mètres par an. La lagune a presque disparu et la petite ville de Keta, à l’Est du delta est en voie de destruction rapide . L’évolution des rivages égyptiens n’est pas moins critiques : à la suite du piégeage des sédiments dans le lac Nasser, il a fallu protéger le littoral du delta par des enrochements ; plus à l’Est, les courants littoraux agressent le cordon littoral de Bardawil et provoquent un recul des plages qui peut atteindre trois mètres par an dans la région d’El-Arish où les stations balnéaires sont maintenant menacées.
Les impacts sur la qualité de l’eau et le milieu fluvial
La construction de vastes retenues a, pour premier effet, une modification radicale du milieu : prairies alluviales, ripisylves et forêts de bois dur, sont englouties dans la retenue. En théorie, le terrain devrait être débarrassé de toute végétation arbustive en préalable à tout ennoiement, mais dans la réalité, ce type de précaution tout comme le transfert de la faune sont inconcevables ou jugés non rentables s’agissant des grands ouvrages construits par des pays besogneux.
Modification également des écoulements à divers pas de temps. Beaucoup de retenues sont utilisées pour satisfaire les pointes de la demande journalière en électricité, le nucléaire ou le thermique assumant la fourniture de base. Ainsi se succèdent sur un cycle quotidien, des phases d’écoulement brutal ou de retenue totale. Lorsque la capacité de la retenue le permet, le rythme d’exploitation peut être saisonnier et c’est ainsi que le Haut-Rhône a vu son régime s’inverser : les hautes eaux estivales (fonte nivale et glaciaire) sont stockées puis relâchées durant ,
L’hiver qui est normalement une période d’étiage. L’altération du régime peut être encore plus grave et le Colorado, fournisseur des eaux urbaines et des systèmes d’irrigation de la Californie et de l’Arizona, peut être mis à sec en fin d’été.
De toute façon, les volumes disponibles ne correspondent jamais aux volumes mesurés à l’entrée, du seul fait de l’évaporation. À titre d’exemple dûment répertorié au fil des ans, le lac Nasser (barrage d’Assouan) perd de 9 à 14 lcm3/an scion les conditions thermiques et anémométriques.
La qualité des eaux stockées peut être altérée de multiples façons, ne fut-ce eue par stratification thermique. S’y ajoute une dégradation de l’eau dans les couches profondes, tant par désoxygénation que par accumulation de substances dissoutes allant des phosphates et des silicates aux pesticides. Ces eaux peuvent être réinjectées, soit de façon progressive selon les saisons, soit de façon brutale a l’occasion de vidanges de fond. Ces lâchers d’eau, tantôt oxygénée, tantôt anoxique, tantôt chaude, tantôt froide, tantôt pure, tantôt polluée, ont un effet désastreux sur la faune piscicole qui supporte mal les chocs thermiques et s’avère très sensible aux moindres variations qualitatives. Cette faune est également incapable de s’adapter tant à la disparition des frayères en raison des travaux d’endiguement, qu’au rythme d’exploitation des retenues qui ne coïncident que rarement avec les exigences du frai et des juvéniles.
Au final, les grands barrages1 modifient radicalement la flore et la faune. Dans les années qui suivent le remplissage, l’eau claire des barrages favorise la pénétration de la lumière et la bonne oxygénation des eaux favorise les salmonidés. Mais ces qualités entraînent également l’apparition progressive d’algues monocellulaires puis une altération des chaînes biologiques qui affecte la qualité des eaux et suscite l’apparition d’un milieu eutrophie. L’ichtyo faune traduit ces changements et les cyprinidés, perches, carpes, silures, brochets, finissent par relayer ta faune initiale à dominante de salmonidés. Cette transformation peut être accélérée à la suite de l’invasion des retenues, surtout dans les eaux tropicales, par la jacinthe d’eau (Eichornia cmssipes), la laitue d’eau (Pistin stradiotes) ou la fougère flottante (.Salvinia articulât). La prolifération de ces plantes affecte gravement l’exploitation de certaines retenues comme celles de Kariba et d’Akosombo en accélérant Evapotranspiration et en obstruant les prises d’eau au droit des turbines. La jacinthe d’eau fait maintenant son apparition dans le lac Nasser et affecte le cours aval du Nil.
De façon plus brutale, l’interposition d’un barrage sur les parcours des anadromes (saumon, alose, lamproie sur les fleuves européens) ou des cata- dromes (anguille) limite de façon efficace la diversité et la qualité de la faune. Figure au passif des grands aménagements fluviaux, la raréfaction de l’esturgeon dans les eaux de la Volga et du Danube, disparition liée à la réduction des espaces de frayères et à la fermeture des itinéraires d’a montaison par les barrages. Sur l’estuaire de la Columbia on observe une raréfaction non moins significative des saumons. La faible efficacité des échelles à poisson n’est pas seule en cause, il s’y ajoute une modification des apports d’eau douce en milieu océanique, phénomène perturbant les stimuli qui guident les poissons vers les frayères. Même accessibles, celles-ci restent désertes. La mer d’Aral, asséchée par les grands périmètres d’irrigation et les transferts d’eau vers les steppes de l’Asie centrale constituent un cas limite.