Grands travaux et grands impacts : Les impacts sociétaux
«Vient un moment où dans le cadre des politiques nationales, les gens doivent quitter les lieux dans la perspective d’un développement qui profitera non pas à eux-mêmes en tant qu’individus, mais à l’ensemble de la société ». Cette forte pensée, exprimée par un expert international travaillant sur le projet d’aménagement de la Volta, résume de façon percutante la distorsion des points de vue entre les populations directement affectées par les grands ouvrages hydrauliques et cette entité abstraite qu’on appelle « l’ensemble de la nation ».
Il va de soi que, vus depuis de lointains organismes nationaux ou internationaux, les intérêts de cet ensemble abstrait l’emportent logiquement sur les intérêts concrets des groupes affectés. Le point de vue de ces groupes et les impacts qu’ils subissent n’en méritent pas moins d’être évalués sur les trois registres de la physiologie, de l’économie et des comportements. Il importe au préalable d’observer qu’il existe, d’un pays ou d’un organisme d’aménagement à l’autre, de fortes distorsions : certains aménageurs s’efforcent de réduire les traumatismes consécutifs à leur action, mais dans les États pauvres ou socialistes, les aménagements se font au préjudice des populations locales.
Les impacts physiologiques
Les risques sanitaires inhérents aux grands aménagements peuvent procéder directement de ceux-ci. Le cas du barrage de Tucurui (Brésil, Tocantins) peut servir de référence. Il fut construit par une main-d’œuvre d’origine rurale venue de régions extérieures au milieu aménagé. Mal payée et sous-alimentée, cette main-d’œuvre peu adaptée au milieu forestier humide fut décimée par la malaria.
Ce sont tout de même les impacts indirects qui sont les plus répandus, à commencer par les maladies qui peuvent affecter les populations déplacées. La construction du barrage de Ivariba eut pour contrepartie le transfert de la population Tonga, de la vallée du Zambèze vers une zone infestée par la maladie du sommeil. Le problème de leur réinstallation en fut grandement simplifié.
De façon plus générale, on observe que l’introduction de l’irrigation dans des régions chaudes a pour conséquence presque inéluctable l’introduction de multiples parasites contre lesquels les populations affectées ne sont pas immunisées : malaria et surtout bilharziose. La lutte contre le vecteur de cette maladie Schistosomia Haematobium, S. Mansoni) qui vit dans les grands réservoirs mais cule également dans les canaux d’irrigation et se retrouve jusque dans les ares est simple : éviter tout contact avec l’eau contaminée, les carçaires s’infiltrant dans le corps humain par la plante des pieds ou la paume des mains.
Il suffirait donc de bottes, d’une hygiène rigoureuse et d’une surveillance constante des teufs de labour (tous les mammifères sont sensibles à l’infection et la proparent) pour éradiquer le mal, comme cela s’est fait dans la Chine communiste. Mais comment faire passer de telles directives dans des pays où les gens travaillent pieds nus dans les canaux et où l’eau de ces mêmes canaux sert à l’hy- pene corporelle et à la boisson ? La bilharziose suit donc les grands travaux, que te soit dans le delta du Nil ou sur les rives du Zambèze.
Les impacts socio-économiques
Les plus évidents, les plus largement répandus aussi, portent sur l’intégration .tes anciens terroirs dans des périmètres irrigués conçus par des organismes Étatiques. En théorie, le sort des bénéficiaires est grandement amélioré, puisque le passage de l’agriculture sèche à l’irrigation va améliorer les rendements et rendre plus sûres les récoltes. Dans la pratique et pour ne rien dire des résultats agronomiques, le changement technique va souvent de pair avec un changement de statut social. Que ce soit en Roumanie, au Sénégal, au Soudan ou en Syrie, .es grands périmètres d’irrigation ont été implantés sur des terres dont la propriété individuelle ou villageoise a été transférée à l’Etat, opérant dans le cadre de grandes fermes d’Etat ou dans celui de coopératives étroitement contrôlées par ses ingénieurs. Les premiers possesseurs n’ont pas été chassés mais ils sont devenus de simples salariés dont le travail manuel est bientôt dévalué par le recours au machinisme.
Le cas des agriculteurs dont les terres ont été ennoyées est encore plus déplorable, puisqu’ils sont contraints de quitter les lieux de leur travail et de leur habitat. Leur avenir est alors étroitement conditionné par les autorités qui choisissent avec plus ou moins de bonheur les lieux et les modalités de réinstallation. Dans le cas du barrage d’Assouan , on observe ainsi une forte distorsion entre les politiques suivies par les Soudanais et les Égyptiens pour la réinstallation des Nubiens relevant des deux pays : les Soudanais ont transféré leurs ressortissants dans les grandes fermes d’Etat de Khashm el-Girba, loin de leur ancienne capitale Wadi Halfa, sans leur assurer un minimum d’accès à des services urbains et sans respecter leurs aspirations à un regroupement par villages d’origine ; les Egyptiens ont construit autant de nouveaux villages qu’il y en avait d’anciens
dans la région ennoyée et ils ont parfois donné les noms des anciens villages aux nouveaux. Ils ont regroupé les 40 000 expropriés selon leurs anciens villages, de sorte que les solidarités familiales et les affinités sociales ont pu être respectées Le traumatisme a été d’autant moins ressenti que les nouveaux villages sont relativement proches d’Assouan et que des terres ont été redistribuées sur la base d’une équivalence avec les anciennes propriétés qui, au demeurant, étaient trop exiguës pour être viables, de sorte que les courants traditionnels de migrations saisonnières vers Le Caire se sont maintenus.
Même si les réactions des populations réinstallées n’ont pas toujours été conformes à l’attente des responsables, le cas d’Assouan n’en reste pas moini exemplaire face à d’autres expériences de même ordre. Parmi les plus lamentables, on retiendra le cas des expropriés de Sanmenxia : ils étaient 410 000 alors qu’on avait estimé leur effectif à 32 000 ; certains d’entre eux furent répares dans les fermes d’Etat, mais d’autres furent expédiés vers la région froide et sèchc de Taole où ils ne trouvèrent pour s’abriter que des hangars sans aucune commodité, pas même un robinet d’eau ou une prise électrique par bâtiment ; on leur avait promis des lots de 0,6 hectare mais ils en obtinrent moitié moins dans une région pauvre d’où ils furent chassés par la famine à l’époque du Grand Bond er. Avant. Et comme la route du fleuve leur était interdite, beaucoup périrent.
Les bilans établis à la fin des années quatre-vingt tant par F. Metral que par G. Meyer pour l’ouvrage de Tabqa (1976) ne sont guère plus encourageants : paysans transformés en colons frontaliers face à la Turquie, ramenés au statut d’ouvriers agricoles sur les fermes d’État ou indemnisés avec de fortes inégalités selon leur statut social, les plus riches étant comme il se doit les mieua indemnisés. Tout cela pour un bilan peu valorisant, exception faite de la production électrique. Sur les 650 000 hectares programmés, les périmètres d’irrigation ne couvrent en fait que 83 000 hectares en 1990. Encore faut-il préciser qu‘a_ préalable, 33 000 hectares avaient été submergés dans la vallée de l’Euphrare et que sur le total recensé, 30 000 hectares étaient déjà arrosés par pompage avant la construction du barrage, de sorte que le bilan net s’élève tout juste i 20 000 hectares, ce qui est peu lorsqu’on dispose d’un réservoir de 10 km.
Le sort des pêcheurs est apparemment moins traumatisant, mais leur avenir n’en est pas moins incertain. En Egypte, les pêcheurs originaires de la région d’Assiout ont perdu une bonne partie de leurs lieux de pêche en Méditerranée. Les sardines ayant déserté le littoral égyptien après la mise en eau du barrage et la disparition des apports limoneux. Par compensation, ils ont trouvé 6c nouveaux lieux de pêche sur le lac Menzaléh et surtout le lac Nasser où des pêcheries coopératives, équipées par l’Etat leur permettent de capturer, tilapias. Carpes du Nil et, de plus en plus, perches géantes descendant depuis le lac Victoria. S’y ajoutent depuis quelques années des établissements de pisciculture, de sorte que le bilan est assez positif en dépit des problèmes à venir (eutrophisation, plantes parasitaires, bilharziose).
fur le lac Volta, la substitution d’une nappe d’eau de 8 500 km2 à un fleuve ¦acide, a perturbé les agriculteurs mais relancé la pêche, du moins dans un premier temps. De 1965, date de la mise en eau à 1970, le tonnage des prises annuelles est passé de 23 000 à 61 000 tonnes, pour retomber à 35 000 tonnes à 11 nn des années soixante-dix. Dans le même temps, l’effectif des pêcheurs est passe de 18 300 à 20 600 et le nombre des villages, de 1 275 à 1 479.
Des groupes traumatisés
Assouan, janvier 1980 : des Nubiens, chefs de villages, femmes, agriculteurs, jeunes, font état de leurs problèmes. Ils ont peu d’appétence pour le travail de la terre et disent préférer le commerce ou le métier de portier dans la superbe ville du Caire, l’inconvénient étant alors la longue séparation des couples. Les heures passant, on en vient à montrer des albums de photos souvenirs, des photos d’avant ». Avant le barrage s’entend. Des albums où figurent des maisons avec ¦n toit d’adobe et non de tôle, où les façades sont peintes et non cimentées, où chaque maison est entourée d’un jardin avec quelques palmiers qui donnent des fruits et de l’ombre, des jardins d’où l’on voit le Nil à travers les arbres. Un temps où l’on suivait au jour le jour, les pulsations du fleuve nourricier. Et soudain une montée d’émotion difficilement contenue.
Cette pulsion émotive, ce regret d’un espace et d’un ordre à jamais perdus, ccs larmes, se retrouvent partout : en Roumanie, où les coopérateurs savent encore les anciennes limites de leurs champs regroupés dans la grande exploitation ; au Sénégal où les « maîtres de la terre » se disent ignorés par l’administration ; sur les bords du Rhône où tel vieux est mort de chagrin parce que ses terres ¦ sont tombées dans le canal », alors que tel autre s’est enfermé et a tiré sur les gendarmes venus le déloger pour cause d’utilité publique. Tous les observateurs signalent ce syndrome collectif de dépression, qui se traduit parfois par une montée en flèche de la morbidité et une chute de la natalité.
Vidéo : Grands travaux et grands impacts : Les impacts sociétaux
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