L'attachement : l'effet des premières expériences de la vie
Les influences subies au cours des premiers moments de la vie sont déterminantes et le comportement de l’adulte sera grandement affecté par celui du tout jeune animal, en dehors même du processus d’empreinte (limité à une période précise).
Notamment, le choix des partenaires sexuels n’est pas déterminé seulement par les « qualités » de ce partenaire mais aussi par le type d’interaction sociale vécu pendant la première enfance. Le type de parents semble très important à cet égard. Il peut paraître étonnant qu’un animal choisisse un partenaire d’un certain type parce qu’il a eu des parents d’un certain type. Pourtant, diverses expériences ont prouvé ce fait.
Trois expériences:
Expériences de C.C. Wariner, W.B. Lemmon et T.S. Rayes (1963) sur les pigeons:
Des pigeons de couleurs différentes sont utilisés. La moitié d’un lot de jeunes pigeons est élevée par des parents de couleur blanche, l’autre moitié par des parents de couleur noire. Les jeunes demeurent jusqu’au 40 jour avec leurs parents adoptifs. Ensuite, ils sont enfermés et isolés visuellement les uns des autres et de leurs parents. Arrivés à maturité sexuelle, ils n’ont donc connu que leurs parents. À ce moment, ils sont placés avec d’autres pigeons et le processus de choix d’un compagnon commence.
Les pigeons mâles noirs qui ont été élevés par des pigeons noirs s’accouplent avec des femelles noires. Ce choix n’est pas en lui même probant car les pigeons noirs ont pu choisir les femelles noires pour des raisons d’ordre génétique ou d’autres motivations sans rapport avec leur vécu. Mais, fait beaucoup moins discutable, les pigeons noirs élevés par des parents blancs choisissent des compagnes blanches. Quant aux femelles de l’expérience, elles ne montrent pas de préférences dans leur choix. Les mâles étant les partenaires actifs dans le choix laisse supposer que l’effet de l’expérience précoce ne porte ici que sur eux.
Expérience de P.F.D. Seitz (1954) sur les rats:
Des manipulations diverses dans l’enfance ont un effet très caractéristique sur le comportement des adultes. P.F.D. Seitz a étudié et comparé des portées plus ou moins nombreuses chez le rat.
Il observa que les mères dont les portées comprenaient six petits étaient plus maternelles envers leur progéniture que celles dont les portées en comptaient douze. Plus tard, les rats issus des portées nombreuses manifestèrent un comportement beaucoup plus émotif que les autres, amassaient plus de boulettes de nourriture, pesaient moins et s’accouplaient plus.
Lorsqu’une mère rate subit de petits chocs électriques, légers et répétés, depuis la naissance des petits jusqu’à leur sevrage, ces derniers, arrivés à l’âge adulte, pèsent moins et sont beaucoup plus émotifs que ceux dont la mère n’a pas reçu de perturbation. On obtient des résultats identiques lorsque les rats d’une même portée sont changés de mère toutes les 24 heures : ici, la variété de stimulations différentes dans ces multiples maternages est la cause de la perturbation dont les résultats n’apparaissent vraiment qu’à l’âge adulte.
Lorsque des souris issues d’une souche particulièrement agressive sont nourries par une mère d’une autre espèce (une rate par exemple), leur agressivité diminue considérablement ou disparaît.
Lorsque des souris mâles d’une souche non agressive sont nourries par une mère d’une souche agressive, elles s’avèrent, à l’âge adulte, beaucoup plus agressives que leurs congénères de la même souche.
Des stimulations de courte durée (et non plus continues comme dans les expériences précédentes) ont une tout autre influence. Des jeunes caressés quelques instants ou isolés dans une boîte pendant quelques minutes puis rendus à leur mère voient leur comportement profondément modifié : ils sont nettement supérieurs dans les tâches d’apprentissage (réaction d’évitement), leur émotivité est très diminuée et ils explorent beaucoup plus.
Toutes les expériences du jeune âge sont essentielles et affectent particulièrement les futurs comportements social et sexuel. On ne peut naturellement pas généraliser; chaque espèce évolue indépendamment et présente, de même, des problèmes de développement différents.
L’environnement social du jeune âge est spécialement déterminant pour les futurs adultes. Sevrés précocement et isolés de leurs congénères, des rats ou des hamsters sont placés, à l’âge adulte, avec des adultes élevés normalement. Dans quelques cas, l’isolement du jeune âge n’a pas d’effet mais souvent, il est à l’origine de défaillances sur le plan sexuel. Chez les cobayes, l’isolement est plus conséquent et surtout plus constant. Les anomalies ne se traduisent pas que sur le plan sexuel ; les jeunes cobayes élevés isolément n’arrivent pas à vraiment réaliser la présence d’autres mâles adultes. Ils ne comprennent pas leurs postures d’agression et n’en présentent d’ailleurs pas eux-mêmes, spontanément.
Expériences de W.R. Thompson et R. Melzack sur les chiens:
Deux chercheurs canadiens de l’université Me Gill de Montréal, William R. Thompson et Ronald Melzack, avaient élevé des chiens dans un total isolement durant toute leur enfance. Arrivés à l’âge adulte, ces derniers étaient beaucoup moins intelligents, plus émotifs et plus anxieux que les chiens normaux. Dans leur comportement social, les différences étaient aussi significatives : pour s’emparer d’un os par exemple, ils étaient toujours dominés par leurs congénères normaux. Placés dans un nouveau local où des congénères occupaient des cages aux deux coins opposés, ils ne s’intéressaient pas du tout à eux comme l’auraient fait des chiens normaux : venir près des cages, flairer ou aboyer pour les inviter au jeu. Au contraire, les chiens de l’expérience s’intéressaient seulement à la nouveauté du lieu et l’un alla même jusqu’à lever la patte sur l’une des cages comme si aucun chien ne s’y trouvait Les relations sociales étaient totalement perturbées.
Dans ces expériences, ces perturbations sont au moins de deux types. D’une part, les chiens ont été privés de la relation fondamentale mère-enfant; d’autre part, ils ont vécu dans un environnement artificiel, sans aucun stimulus extérieur.
La qualité du contact:
Les expériences du jeune âge sont encore beaucoup plus décisives chez les primates que chez les autres mammifères comme l’ont montrées les expériences de Harry Harlow.
Les expériences de H. Harlow:
Les expériences de Harry Harlow (1958 à 1970) sont maintenant célèbres pour avoir bien mis en évidence un type d’empreinte très particulier que l’on appelle souvent l’attachement.
Description. Au centre de recherches sur les primates de Madison, près de Chicago, H. Harlow isola des macaques rhésus depuis leur naissance en les élevant au biberon artificiel et en utilisant différents types de «mères artificielles» ou de substitution. C’était des mannequins de plusieurs types : avec fourrure ou en fil métallique, chauds ou à température ambiante, allaitant ou non, à bascule ou stable.
Analyse. Les petits singes sans mère avaient une très grande affection pour un simple et moelleux linge et étaient très malheureux lorsqu’on les en privait comme des enfants privés de leur doudou pour s’endormir.
Harlow remarqua vite que la qualité du contact était une variable d’importance pour les jeunes singes : une mère en chiffon éponge était le plus souvent préférée à une mère métallique même si celle- ci pouvait distribuer du lait. Le réconfort du contact (attachement) est donc primordial.
L’allaitement n’en est pas moins déterminant; si le jeune macaque doit choisir entre deux mères en chiffon, il préfère celle qui fournit du lait et cela pendant une durée d’à peu près 100 jours.
Le mouvement de la mère de substitution n’est pas non plus sans intérêt pour lui : une « mère » stable est délaissée pour une « mère » à bascule et cela pendant 150 jours.
La température de la mère de remplacement est importante elle aussi. Entre une mère en chiffon mais sans chaleur et une en fil métallique (une matière qu’il n’aime pas beaucoup) mais réchauffée (électriquement), le petit singe préfère la seconde. Interprétation. De ses expériences, H. Harlow déduisit que le réconfort du contact était une variable primaire qui favorisait l’affection de l’enfant envers sa mère, la température, l’allaitement et le mouvement étant des variables secondaires dont il fallait cependant tenir compte. Pour H. Harlow, ces quatre variables essentielles permettent au processus d’attachement de se développer.
Conclusion. On avait d’abord pensé que le bébé apprenait à aimer sa mère à travers le processus de l’allaitement. Selon l’idée classique, la faim causait d’abord au bébé un déplaisir; la mère le prenait alors au sein et l’allaitait, ce qui lui redonnait du plaisir. Finalement, la somme de ces sensations successives était à l’origine de l’inclination pour la mère. Les expériences de H. Harlow remirent en cause cette thèse psychologique classique. Le contact corporel s’avérait plus important.
La séparation:
Quand un bébé macaque est séparé de sa mère, qu’il peut la voir à partir d’une autre cage mais sans avoir avec elle de contact, il semble que les effets de la séparation sont aggravés.
L’importance relative de ces facteurs change avec le temps; en effet, ce sont les mêmes variables qui créent l’attachement et qui vont ensuite favoriser le processus de séparation de la mère et permettre d’ailleurs des contacts sociaux élargis: le jeune macaque passera du système d’affectivité mère-enfant à celui qui s’établit entre compagnons d’âge ou compagnons de jeu si l’on veut.
La séparation entre la mère et son petit peut se dérouler selon des modalités différentes.
– L’enfant peut être volé par une autre femelle qui se l’approprie («voleuse de berceau»). Le vol est souvent accepté par la mère; il est plus fréquent chez les singes arboricoles que chez les macaques ou les babouins.
– Au moment du sevrage, et souvent même un peu avant, l’enfant est rejeté par la mère elle-même. Ce processus favorise le développement du comportement exploratoire.
– Enfin, souvent, c’est l’enfant qui, de lui-même, ressent le besoin de rompre ses liens et commence son exploration des environs.
Ce système d’affection entre compagnons est le plus important, d’après H. Harlow, car c’est lui qui va influencer le développement des comportements sociaux et sexuels normaux.
L’isolement:
Les expériences de H. Harlow sur l’isolement depuis leur naissance, de bébés macaques rhésus, mettent en évidence des troubles très importants et la plupart du temps presque irréversibles.
Différentes expériences d’isolement:
Si le nouveau-né macaque est séparé, à l’âge d’un jour seulement, de sa mère et laissé en isolement total durant quatre-vingt-dix jours, la période de développement primaire des liens mère-enfant est éliminée mais, il est remarquable que si ces bébés sont placés avec des compagnons de même âge, malgré la séparation d’avec la mère, les effets de la séparation sont rapidement et complètement annulés.
Si le bébé demeure dans l’isolement jusqu’à l’âge de six à douze mois, et qu’on le reloge à ce moment avec les autres jeunes de son âge, il n’arrive plus à avoir de relations avec eux; il semblerait que la période où se forme ces liens ayant été sautée, son comportement social va rester limité de façon définitive ou au moins pendant plusieurs années. Il est agressif et ne développe pas de liens sociaux normaux avec ses compagnons.
Les troubles liés à l’isolement:
Sur le plan du comportement sexuel. Les femelles manifestent une répugnance aux mâles et évitent même de se laisser approcher. Les mâles, quant à eux, sont incapables de s’accoupler. Si les femelles ont déjà des petits (par insémination artificielle par exemple), elles les repoussent quand ils veulent téter, et quelquefois même les tuent en les frappant violemment.
Sur le plan social. Devant un objet effrayant, les jeunes macaques qui ont été isolés sont plus apeurés que les macaques normaux. Contrairement à ces derniers, ils ne dirigent pas leurs attaques vers l’objet mais contre eux-mêmes, ce qui peut s’avérer dramatique pour eux : non seulement, ils se mordent mais ils peuvent en arriver à se briser les os. Comme nous l’avons déjà vu, la présence sécurisante d’un seul congénère ou d’une mère artificielle s’avère suffisante pour empêcher ces comportements violents et réduire les troubles dus à la privation maternelle.
Chez les petits ainsi isolés de tous stimuli sociaux au cours des tout premiers mois de leur vie, quelques troubles demeurent particulièrement visibles trois ou quatre ans plus tard. Les adultes ayant subi un isolement partiel préfèrent les congénères de leur sexe et, lorsqu’ils ont été élevés par les hommes, préfèrent ces derniers à leurs congénères (on voit ici que les processus d’attachement sont proches de ceux de l’empreinte).
Face à la douleur. Le comportement face à la douleur est lui aussi très différent: face à un tube électrifié distribuant de l’eau, les jeunes élevés dans isolement supportent une intensité électrique plus forte (donc plus douloureuse) que les autres. Lorsqu’ils attaquent les animaux dominants (comportement social anormal), ils supportent des blessures sérieuses qui ne les empêchent pas de s’obstiner et de recommencer à attaquer.
L’apprentissage est beaucoup plus lent, au début, lors des premières réactions (liées probablement à l’émotivité), ensuite, la cadence est à peu près la même que chez les animaux normaux, mais l’extinction de cet apprentissage est plus lent, les jeunes ayant été isolés ne réalisant pas très vite l’inadéquation de leur réponse. Interprétation. Les jeux de cette phase de l’enfance permettent d’apprendre à exprimer la dominance et à connaître les rôles sexuels des autres individus.
Les jeunes mâles apprennent ainsi les bousculades, les agressivités et les menaces qu’il faut développer au moment et au lieu adéquat (ce qui précisément a disparu chez ceux qui ont été isolés). Les jeunes femelles apprennent au cours de ces jeux les comportements d’approche et de retrait ainsi que les postures qu’elles utiliseront plus tard dans leurs relations avec les mâles.
Conclusion. Les recherches de H. Harlow rejoignirent celles des psychiatres comme J. Bowlby (1952). Ce dernier étudiait la nature de la relation mère-enfant et en particulier les effets de la privation de la mère sur le comportement ultérieur chez l’homme. Il avait constaté que des enfants privés de leur mère (en hôpital ou en foyer d’enfants) manifestent d’abord une première réaction à la séparation : toujours une protestation ; ils pleurent, appellent leurs mères en criant, se roulent sur le sol. Dans une deuxième temps, quelques jours après, ils semblent désespérés, leurs activités faiblissent et ils se retirent du monde environnant. Si la mère réapparaît alors, la plupart des enfants sortent de leur dépression, mais les autres entrent en une troisième phase d’indifférence, de détachement ou même d’hostilité. Les expériences de H. Harlow eurent de nombreuses répercussions, d’autant que ce que l’on ne pouvait expérimenter chez l’homme pouvait être étudié chez les singes. C’est ainsi que naquit la théorie de l’attachement, ce processus qui fait passer l’enfant, humain ou non, d’un état purement biologique au statut d’être social.
Jusque-là, on pensait, sans doute aucun, que l’affectivité était le résultat d’un apprentissage plus ou moins accompagné de maturation. Les psychologues y voyaient un renforcement secondaire provenant de la satisfaction des besoins physiologiques comme la faim ou la soif. La dépendance physique du commencement engendrait la dépendance psychique. La théorie freudienne était peu différente de la théorie classique : la satisfaction du besoin de nourriture s’accompagnait d’une satisfaction d’ordre libidinal qui ne se séparait que peu à peu du besoin de nutrition. Dans les deux cas, l’affectivité était un besoin secondaire ou dérivé. Mais, depuis 1958, à la suite des travaux du primatologue H. Harlow et du psychanalyste J. Bowlby, une autre explication était née qui concevait l’affectivité comme un besoin primaire, autant que la faim ou la soif.