La modernisation : l'approche culturelle
La modernisation : l’approche culturelle
Les travaux d’histoire culturelle ont en commun avec les approches marxistes de remonter assez loin pour repérer le moment où divergent les traditions occidentales et celles du reste du monde
Ce qu’indiquent en effet les travaux de Louis Dumont (1983), c’est que la structure culturelle fondamentale des sociétés occidentales n’avait rien d’exceptionnel jusqu’au Moyen Age : la vision globalisante, ou comme il dit, holiste, du corps social domine ; l’individu n’apparaît pas comme un absolu autour duquel tout gravite : l’idée de personne n’est pas encore née. Que celle-ci soit liée au christianisme, Louis Dumont n’en doute pas. Le problème est de comprendre comment le message de l’Évangile est, à partir d’un certain moment, compris en ce sens. Nous inspirant de recherches plus anciennes d’Edmond Vermeil (1940), nous mettrons
l’accent sur quelques temps forts d’une évolution qui finit par saper le vieux dualisme des sociétés occidentales.
L’invention du Purgatoire et le nominalisme
On a pris conscience, au cours des trente dernières années, de l’importance des mutations que subit le christianisme au cours du xive et du xve siècles. L’image de la chrétienté qui s’imposait encore au XIe et XIIe siècles était hiérarchique : les clercs servaient d’intermédiaires entre le monde céleste et notre monde ; c’est pour eux surtout que la félicité de la résurrection semblait faite (Duby, 1978).
De Purgatoire, dans la théologie du Premier Moyen Âge, il n’est pas question. Son « invention », pour reprendre l’expression de Jacques Le Goff (1981), modifie en profondeur l’attitude des chrétiens. Le paradis paraît moins inaccessible maintenant que l’on sait que tout n’est pas joué au moment de la mort : si certains montent directement au Ciel, si d’autres sont précipités en Enfer, beaucoup d’âmes séjournent au Purgatoire. Pour celles-là, l’espoir subsiste. Les chrétiens sont plus enclins à vivre selon les préceptes de la morale maintenant qu’ils espèrent éviter l’Enfer même avec un comportement imparfait. L’idée de salut se démocratise et les pratiques du catholicisme deviennent plus uniformes au sein du corps social.
L’évolution philosophique va dans le même sens. Le nominalisme souligne le rôle de l’individu, met en doute les universaux hérités d’Aristote et donne ainsi la prééminence à la personne.
La Réforme et la Contre-Réforme
La transformation du christianisme s’accélère et s’approfondit avec la Réforme (Chaunu, 1975). L’Église perd son rôle d’intermédiaire : chacun peut désormais avoir un accès direct à la Révélation. Cela n’est évidemment possible qu’à deux conditions : la traduction des livres saints en langue vernaculaire et la démocratisation de l’instruction.
L’opposition entre les modes de transmission de la culture qui fondaient le dualisme culturel des sociétés traditionnelles se trouve de la sorte combattu. Le catholicisme de la Contre-Réforme ne va pas aussi loin dans cette voie, mais la diffusion des catéchismes pousse aussi à l’apprentissage de la lecture. Pierre Chaunu a montré les efforts qui furent faits en ce sens dans les régions où les catholiques étaient confrontés aux réformés et devaient être préparés à toutes les contestations.
Le christianisme réformé ou le catholicisme de la Contre-Réforme ont ceci de commun qu’ils mettent l’accent sur le contenu moral de la Révélation et sur la responsabilité individuelle : c’est à ce moment que la notion de personne se trouve réellement consacrée.
Le rôle du rationalisme, le libéralisme et les Lumières
Durant la Renaissance, le rationalisme reste encore proche de ses modèles platoniciens ou aristotéliciens. Il prend sa forme moderne au xviie siècle (Koyrc, 1962), à travers l’œuvre de Descartes, la révolution galiléenne et la manière de poser les problèmes politiques qu’imagine Thomas Hobbes. La raison cesse d’apparaître comme une entité supérieure à l’individu d’une manière un peu mystérieuse. Elle est inséparable de l’expérience individuelle (« Je pense, donc je suis »), trouve sa caution dans l’activité de l’esprit (« ne tenir une chose pour vrai que je la connusse évidemment comme telle »), s’appuie sur la démarche expérimentale (Galilée) et s’applique au domaine social et politique tout autant qu’à celui de la physique (Hobbes). « Le bon sens étant la chose du monde la mieux partagée », l’égalité est à la base de la nouvelle philosophie. Comment refuser à quelqu’un le droit de parler et de se faire entendre, puisqu’il a les moyens d’accéder à la vérité ?
La révolution intellectuelle du rationalisme (Dumas, 1990) permet de concevoir la construction de la société sur de nouvelles bases : le tout ne préexiste pas aux parties. L’individu est premier. Il donne naissance à la collectivité en signant le contrat social (Claval, 1980). De Hobbes à Locke et à Rousseau, les conséquences de ce renverse¬ment des perspectives sont explorées. Pour Locke, la théorie du Contrat ne sert plus seulement à justifier l’institution du politique ; elle indique comment organiser la vie politique de manière à assurer à chacun la garantie des libertés essentielles et le droit aux fruits de son travail. Le rationalisme débouche sur une famille de doctrines politiques qui accordent les mêmes droits et les mêmes devoirs à tous et donnent à chacun la possibilité de travailler à sa guise.
Les Lumières interprètent la nouvelle philosophie politique dans un sens historique : l’ordre nouveau est en train de se construire et demain sera meilleur qu’aujourd’hui. L’idéal est d’assurer l’intégration parfaite de tous à la Cité et de donner à chacun le droit au bonheur ici-bas.
Les nouvelles institutions politiques ne sont pas l’expression d’une tradition particulière, d’une culture spécifique : elles résultent du jeu de la Raison et doivent valoir en tout lieu et pour tous. Les philosophies laïques des Lumières relaient sur ce point l’universalisme chrétien.
Le nationalisme
La remise en cause de la société traditionnelle concerne aussi ses fondements territoriaux. Les régimes politiques étaient de droit divin. C’est ce qui fondait leur légitimité. Avec les nouvelles philosophies, la souveraineté ne peut avoir d’autre source que le peuple. Il y a là une contradiction : les institutions démocratiques et libérales sont, en principe, valables pour tous les hommes puisqu’elles sont fondées sur des valeurs universelles, mais elles ne sont valides que dans le cadre national où s’enracine la collectivité politique. Contradiction ? Non : chaque peuple ne participe-t-il pas de son côté à la tâche commune, celle d’assurer l’épanouissement de la société démocratique et libérale ?
En Allemagne, avec Herder (Berlin, 1976), la conception des Lumières subit une inflexion très significative : l’idée que l’humanité est en marche vers des jours meilleurs n’est pas abandonnée. Le fait nouveau, c’est que chaque peuple doit définir son cheminement en fonction de son génie propre, des lieux où il est installé et de la manière dont il sait en tirer parti et y fortifier son identité.
L’idée nationale se révèle essentielle pour la mise sur pied de politiques de solidarité (Hobsbawm, 1990) : les nations apprennent à se protéger contre les concurrences extérieures par des droits de douane ou des prohibitions. Le but des tarifs est renforcer la solidarité nationale.
Le socialisme
Toutes les populations occidentales ne se reconnaissent pas dans le projet libéral qui s’impose dans les pays en cours de modernisation de l’Europe, de l’Amérique du Nord et de leurs annexes. Le reproche qui lui est fait est de ne pas assurer à tous l’égalité des chances et un droit réel au bonheur. Les objectifs de progrès pour tous ne sont pas remis en cause. Ce que l’on conteste, c’est la voie choisie pour y parvenir. Sans mécanisme de régulation et de redistribution, certains ne tarderont pas à drainer à leur profit une part disproportionnée des ressources et à exploiter à leur profit les travailleurs moins riches ou moins doués. Le dualisme que la nouvelle société proscrit officiellement risque de s’épanouir sur de nouvelles bases si rien n’est fait pour rendre plus solidaires toutes les composantes de la collectivité.
Le projet socialiste apparaît ainsi comme une variante de la société individualiste de progrès : elle se fixe les mêmes objectifs, mais juge indispensable de choisir d’autres stratégies pour réussir vraiment. La montée des socialismes renforce, à partir du milieu du xixe siècle, la tendance égalitariste du projet occidental et favorise la formation de nations fortement solidaires.
Modernisation des mentalités et révolution industrielle
Les économistes ont eu tort de ne retenir, des transformations traversées par les sociétés occidentales, que l’aspect production et distribution des richesses. La connaissance apparaît davantage comme une conséquence de la modernité que comme son principe. Le renforcement du sens social et des solidarités effectives a fait naître des attitudes nouvelles à l’égard de la richesse : celle-ci cesse d’être conçue comme une simple récompense individuelle ou familiale. Pour l’entrepreneur, elle devient un moyen de réaliser un projet qui combine profit et sens social.
Les mécanismes de solidarité active contribuent à mieux répartir les revenus et gonflent la demande de produits de consommation courante et plus tard, de biens de consommation durable. La croissance prend un caractère entretenu : l’emploi génère des revenus qui créent une demande nouvelle.
Les idéologies qui ont modelé les mentalités et les institutions des nations occidentales créent des conditions favorables à la croissance et donnent une place de choix à la vie économique puisque le bonheur passe par la satisfaction de besoins par essence élastiques. Elles favorisent l’innovation : l’expression de révolution industrielle est trompeuse. Il n’y a pas de société de progrès sans effort constant d’élimination des contraintes. C’est dans cette optique seulement que l’on peut comprendre l’ensemble des transformations intervenues depuis deux siècles.
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