La modernisation : les interprétations éconmiques
Un problème géographique et les premières réflexions qu’il suscite : des Lumières à Marx
La modernisation s’attaque au dualisme sur lequel reposaient les grandes civilisations historiques et remet ainsi en cause les fondements idéologiques qu’elles s’étaient données. Les sociétés historiques avaient appris à se penser sur la base de l’inégalité généralisée et dépréciaient l’individu au profit du groupe et de ses hiérarchies (Dumont, 1966). La volonté d’occidentalisation s’affirme dès le début du xixe siècle dans des pays comme l’Empire ottoman ou l’Égypte (J. Berque, 1967) ; l’écart qui sépare alors ces pays des nations en cours d’industrialisation est relativement faible. Malgré leurs efforts, il ne cesse de se creuser jusqu’à l’entre-deux-guerres et n’a pas été résorbé depuis.
En dehors des sociétés de tradition occidentale, la modernisation n’a parfaite¬ment réussi qu’au Japon. Dès le XIXe siècle, les bons observateurs s’interrogeaient sur les blocages qui freinaient la transformation de certaines civilisations précocement avancées. Pour les héritiers des Lumières, l’interprétation était volontiers culturelle : c’est parce qu’elles étaient dominées par des religions obscurantistes qu’elles refusaient les innovations. Marx avait hérité de YAufklarung allemand cette vue critique des blocages idéologiques, mais son analyse allait plus loin. Son interprétation se situait à trois niveaux (Marx, 1967 ; Marx et Engels, 1846) :
- Il était sensible aux succès précoces de bon nombre des sociétés du Proche et du Moyen-Orient, de l’Asie du Sud ou de l’Asie orientale, et à leur incapacité à dépasser un certain niveau de développement. Il parlait pour elles de mode de production asiatique (M. Lombard, 1971). Au Moyen Age, la décomposition féodale prive l’Europe de cohésion et la fait apparaître comme une zone politique¬ment faible. Mais l’effacement du pouvoir central permet aux villes de s’épanouir et aux bourgeoisies qui s’y développent de devenir autonomes. Leurs préoccupations économiques peuvent dès lors s’affirmer.
- Le deuxième facteur, qui contribue à singulariser l’Occident, est son expan¬sion outre-mer à partir de la Renaissance. Elle permet aux marchands de réaliser des profits d’autant plus fabuleux qu’ils n’hésitent pas à utiliser la ruse et la violence pour arriver à leurs fins. C’est grâce à l’accumulation primitive réalisée par la force que les hommes d’affaires procèdent à des investissements massifs dans les nouveaux procédés de fabrication.
- La machine à vapeur et la mécanisation qui l’accompagne permettent aux pays occidentaux de pousser leurs avantages, d’élargir leurs marchés et d’écouler la production aux prix bas qu’autorisent les installations modernes en ruinant les fabrications artisanales des pays de vieille civilisation.
L’explication proposée par Marx est séduisante : elle va chercher dans un passé assez reculé la divergence entre Occident et Orient, montre que l’évolution a passé par des phases différentes et souligne, pour la dernière, le rôle des mutations techniques. On peut, à partir de cette analyse théorique de la modernisation et du développement, lire en filigrane une interprétation du non-développement — les pays qui ont souffert des déprédations européennes aux xviie et xviiie siècles achèvent de sombrer lorsque les produits industriels importés condamnent des pans
entiers de leurs économies. Ce n’est pas cependant la lecture qu’en propose Marx. Pour lui, le processus d’accumulation doit petit à petit se généraliser : la mécanique du sous-développement ne figure pas parmi les contradictions du régime capitaliste dont il établit le catalogue.
Les rapports Occident-Orient et la dynamique du capitalisme
Les problèmes que pose la modernisation cessent d’être envisagés sous un angle aussi général à partir du milieu du XIXe siècle. L’attention se porte sur la Révolution industrielle dont on commence à retracer les origines et l’histoire. La diffusion des innovations est alors assez rapide : les fabriques se multiplient en Europe à partir de 1830. L’Amérique du Nord s’associe plus vite encore au mouvement. La colonisation dote également d’infrastructures de base une bonne part du monde tropical. La vogue de la science économique fait que les dimensions culturelles du problème sont volontiers oubliées.
Historiens et sociologues gardent une vision plus large. Henri Hauser, en France, est passionnément convaincu que la modernité qu’il voit surgir au moment de la Réforme ou de la révolution galiléenne est la même qui inspire le mouvement d’industrialisation et de création d’une économie mondiale qu’il observe de son temps. Pour Max Weber, en Allemagne, la Révolution industrielle est un aboutissement, pas un point de départ. Le rôle du protestantisme le fascine : l’éthique calviniste pousse à l’accumulation sans laquelle la croissance ne serait
pas possible (Weber, 1964).
Cari Wittfogel a été marxiste et tire de cela une fascination pour le mode de production asiatique (Wittfogel, 1964). Le despotisme oriental, ce système qui tend à se reproduire indéfiniment, est lié pour lui aux conditions des civilisations hydrauliques qui se développent le long des grands fleuves. Leur prospérité tient aux techniques de contrôle et de distribution de l’eau qu’elles ont mises au point. C’est l’État qui crée les conditions de stabilité sans lesquelles la construction des barrages, des canaux de dérivation et du chevelu des rigoles qui amènent l’eau aux champs serait impossible.
Les critiques n’ont pas manqué à l’égard de ces interprétations traditionnelles. La durée est bien longue entre l’affermissement de la bourgeoisie que note Marx au Moyen Âge et la révolution industrielle. L’accumulation primitive ne repose pas seulement sur la force. Les historiens soulignent que le capitalisme n’est pas né uniquement dans les pays calvinistes, ce qui réduit la portée de la thèse de Weber. Wittfogel a sans doute surestimé le rôle de l’État dans la constitution des terroirs irrigués des pays d’Orient : les techniques d’encadrement local y sont assez efficaces pour créer et gérer la plupart des installations indispensables à la vie agricole.
La prise de conscience du sous-développement, les théories économiques et leurs limites
C’est dans le courant de la Seconde Guerre mondiale que l’opinion publique commence à se scandaliser du retard sans cesse accru des pays colonisés et plus généralement, de toutes les nations dont le peuplement n’est pas d’origine européenne récente.
Les États apprennent rapidement à tenir des comptabilités nationales. Leurs revenus par tête sont si disparates qu’on ne peut plus rester indifférent à la misère des plus pauvres. Les travaux économiques sur les origines du développement se multiplient à partir de 1945. Ils soulignent que la croissance des économies développées est entre¬tenue (Rostow, 1962), et s’interrogent sur les conditions qui doivent être réunies pour que le démarrage ait lieu. Les mécanismes économiques ne jouent pas de la même façon en pays faiblement développé et dans une nation industrialisée. Les effets multiplicateurs sont presque absents. La misère de l’immense majorité de la population décourage les investissements productifs dans le secteur industriel : il est plus avantageux de spéculer sur les terres dont les prix montent, en ville, ou de prêter l’argent aux couches démunies à des taux usuraires. L’investissement est faible, alors qu’une partie de la main-d’œuvre est sous-employée, ou sans emploi, durant la plus grande partie de l’année : ne s’agit-il pas d’une épargne potentielle qu’il suffirait de mobiliser pour accélérer la croissance ?
Les économistes se mettent à parler d’effets pervers : ce qui donne ailleurs des résultats remarquables échoue dans le Tiers Monde. N’est-ce pas le signe que le problème n’est pas de nature seulement économique, mais bien plutôt sociale et culturelle ? Des chercheurs néerlandais l’avaient montré au début du xxe siècle dans le cadre de l’Indonésie. La structure dualiste de la société y était, selon J. Furnivall (1939) et J.H. Boeke (1955), à l’origine du blocage. Ce thème est au centre des analyses de Benjamin Higgins lorsqu’il essaie, en 1959, de faire le point sur les travaux relatifs au sous-développement.
Ces travaux prouvent que le problème de la modernisation ne peut être traité dans une optique uniquement économique. C’est l’époque où fleurissent les théories du développement du sous-développement. Les historiens emboîtent en partie le pas. Reprenant certaines des conclusions de Femand Braudel (1967-1979 ; 1985), Immanuel Wallerstein (1974-1988 ; 1985) les intègre dans une analyse des rapports centre/ périphérie, qu’il enrichit en parlant du rôle des espaces semi-développés de la semi- périphérie. Ses analyses connaissent un immense succès, mais n’apprennent pas grand chose sur l’opposition entre l’Occident et le reste du monde.
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