La nature du fleuve : La force du fleuve
L’étude des débits et de leurs variations ne constitue que l’une des approches à la compréhension du fleuve. Celui-ci entre en interaction constante avec son substrat et la combinaison des formes résultantes se résout en une infinie diversité de milieux, de lieux et de paysages qui ne peuvent être compris qu’en fonction de cette interaction.
Le diagramme des forces
L’eau suit une pente et la relation existant sur une section donnée entre pente et débit se traduit en énergie1. Une fraction de cette énergie se dissipe en mouvements liés à l’écoulement laminaire ou turbulent ou en frottements sur les rugosités du fond. Une autre est utilisée pour modeler le lit, une autre sert à transporter les matériaux résultant de cette action. Chaque variation du champ de force impliquant la pente, le débit et la charge se traduit soit par un accroissement de l’énergie donc de la capacité d’érosion et de transport, soit par une diminution de cette même capacité et donc par le dépôt de tout ou partie des matériaux transportés. L’application de ce principe général aux grands fleuves pose un problème d’échelle : sachant ce que sont les masses d’eau qui transitent par les grands fleuves, quelle est leur capacité de transport et quelle est l’ampleur des formes résultantes ?
Les modalités de transport et la nature même des matériaux transportés – qu’il s’agisse de matériaux en solution, en suspension ou de la charge de tond – varient avec la nature du milieu et les qualités physico-chimiques des eaux, mais il existe des constantes dont la plus importante tient aux variations de l’efficacité érosive et de la capacité de transport des débits. On observe, de façon
générale, que les débits moyens n’ont qu’une action érosive et une capacité de transport modérées, alors que la puissance d’un cours d’eau est maximale lorsqu’il roule à plein bord. Ce débit de plein bord ou débit morphogène, correspond à une masse d’eau qui occupe entièrement le lit fluvial, la hauteur de la colonne d’eau et sa vitesse étant alors telles que la capacité d’arrachement et de transport des matériaux est à son maximum. Que ce débit vienne à être dépassé et pour peu que la topographie le permette, le cours d’eau se répand dans le champ d’inondation et la vitesse du courant diminue à proportion de l’élargissement de la nappe d’eau. Ce ralentissement provoque le dépôt des débris les plus grossiers qui forment une suite de levées ou bourrelets alluviaux qui frangent chaque rive ; au-delà de ces bourrelets, les sédiments les plus fins se déposent, de sorte que chaque crue tend à rehausser le plancher de la plaine fluviale.
À l’intérieur du lit fluvial, la capacité de transport varie incessamment, mais le principe reste le même : seuls les débits dépassant un certain volume critique ont une réelle capacité d’érosion et de transport, si bien que ces deux processus restent essentiellement discontinus.
Instabilité des formes résultantes
Le rapport entre charge et débit commande le modelé du lit et donne lieu à trois grands types de formes (figure 6) : aux faibles pentes et faibles charges, correspondent des chenaux rectilignes ou faiblement sinueux ; aux charges et vitesses plus fortes, correspondent des sinuosités accentuées puis des méandres dont la formation est consécutive aux mouvements tourbillonnants qui accroissent la capacité de transport ; aux charges, pentes et puissances les plus fortes, correspondent des bras multiples formant ce qu’on appelle un tressage ; enfin, l’indécision du drainage ou l’impossibilité pour un fleuve de creuser son lit (cas des fleuves arctiques roulant sur un permafrost recouvert d’un mollisol) engendre des écoulements anastomosés où l’eau circule irrégulièrement d’une maille à l’autre.
Il est important de noter que ces formes ne sont pas stables : les méandres, sauf s’ils sont surimposés sur un substrat de roches dures, tendent à glisser vers l’aval et à se recouper, alors que la forte charge de leurs eaux et leur faible profondeur rendent les lits tressés particulièrement instables. A la limite et à l’occasion de crues exceptionnelles, les eaux peuvent rompre les bourrelets fluviaux et se frayer un nouveau lit dans la plaine alluviale. Les cas les plus extravagants de telles défluvations correspondent au cours inférieur du Huang-He, en aval de Rai Feng : le delta actuel se situe au nord de la péninsule du Shandong mais, avant la crue de 1853 (36 000 m /s et sans doute 10 millions de morts), il se jetait bien au sud de cette même péninsule, la distance d’une bouche à l’autre atteignant 450 km. Pendant ce temps, le fleuve ne faisait que reprendre sinon son ancien lit, du moins la direction d’un lit antérieur à une autre crue catastrophique survenue en date de 1194. À l’origine de tels processus de déflution, la tendance du lit à s’exhausser sur les dépôts laissés en fin de crue et en solides ultérieurement par le passage de l’eau, de sorte que le fleuve s’exhausse I: domine progressivement la plaine alluviale. On retrouve cette tendance à Pex-haussement sur bien d’autres fleuves, surtout s’ils sont enserrés par des digues.
L’éventail des bilans sédimentaires
L’évaluation des tonnages de sédiments transitant dans le cours inférieur des ¿cuves permet d’établir le bilan de ces actions de transport et de sédimentation*. S’agissant des grands fleuves et en règle générale, les facteurs lithologiques comptent moins que les facteurs zonaux, compte tenu de l’hétérogénéité lithologique inhérente à la taille des bassins. Il existe néanmoins, avec le Huang-He, ne exception de taille, due à la combinaison d’un climat agressif et d’un matériau particulièrement sensible à l’érosion, le loess. Les termes de la comparaison avec le Changjiang sont éloquents1 : alors que la superficie drainée par le Huang-He est de loin inférieure (752 contre 1 808 x 103 km2) et bien que son débit annuel soit 20 fois inférieur à celui du Changjiang (44 contre 928 x 109 m3) le volume de ses apports annuels représente 1 120 contre -S6 x 106 tonnes, soit une dégradation spécifique de 1 490 tonnes par km2 et par an (ou 30 kg/m3) contre 280.
Exception faite de ce type d’anomalie, exception faite également des phénomènes de décantation dans les grands lacs, il existe deux types de relations à peu près constantes : d’une part la charge tend à diminuer de façon relative avec la taille du bassin (valeur exprimée en tonnes par kilomètre carré) tout comme la taille des matériaux transportés : aux galets et aux sables grossiers de l’amont correspondent les particules fines de l’aval ; d’autre part et en dehors des milieux montagneux, il existe une zone de faible agressivité érosive correspondant aux milieux tempérés forestiers de plaine, qui bénéficient d’une bonne protection au sol et qui ne reçoivent que des précipitations d’intensité modérée . La dégradation spécifique n’est pas nulle pour autant puisqu’elle s’élève à 18 t/km /an sur la Volga.
De part et d’autre de cette aire de biostasie* relative (abstraction faite de l’action humaine), existent deux zones où prédominent les processus mécaniques. La première correspond aux milieux de haute latitude, où les cours d’eau peuvent se charger facilement des débris abandonnés par le récent retrait des glaces alors que la prédominance de l’écoulement laminaire favorise la capacité de transport pour un débit donné. A cela s’ajoutent diverses actions comme celle des trains de glace qui rabotent les rives lors des phases de dégel. Pourtant, les charges mesurées au niveau des estuaires et des deltas s’avèrent relativement faibles : le Mackenzie ne transporte que 0,5 t/km2/an. Cette anomalie s’explique par le rôle des innombrables lacs hérités des phases glaciaires qui jouent comme autant de pièges à sédiments. Sur les fleuves sibériens, pratiquement exempts de modelé glaciaire, les dégradations spécifiques sont plus fortes, bien que la durée de la phase d’écoulement-transport soit faible par rapport à la phase d’immunité liée au gel : 5 t/km2/an sur l’Ienisseï, 5,3 t/km2/an sur l’Ob.
Line seconde zone soumise à des processus mécaniques particulièrement actifs correspond à la zone tropicale sèche. L’alternance de saisons sèches et humides favorise la formation des débris, et la concentration des précipitations et des débits sur une courte période accroît fortement la capacité de transport pendant une période brève mais caractérisée par l’intensité des phénomènes de transport dans des cours d’eau où prédominent les lits tressés. A titre de référence, l’Indus déverse dans l’océan Indien 435 x 106 t/an, soit 449 t/km2/an. Des valeurs comparables se retrouvent sur le Missouri (120 t/km2/an) et le Colorado, mais les moyennes n’ont plus ici de signification évidente compte tenu de l’irrégularité interannuelle des débits : avant la construction des grands barrages, le Colorado à Lee’s Ferries a transporté 140 x 106 t en 1959 contre 24 x 106t en 1960.
Dans l’Asie des moussons, beaucoup plus humide, les charges en suspension sont encore considérables en dépit de l’importance prise par la charge dissoute, grâce au cadre montagneux : 170 t/km2/an sur le Mékong avant son passage dans le TonleSap. Mais lorsque l’effet orographique s’atténue, les valeurs sont plus modérées : 60 t/km2 pour l’Amazone à Obidos et même 15 t/km2/an sur le Congo à l’amont des chutes terminales. La modération, voire la faiblesse de valeurs, tient aux modalités de l’érosion : les eaux chaudes et chargées odes par la végétation dissolvent une grande partie des minéraux des roches »ci noir, feldspath, roches carbonatées), de sorte que les matériaux sus épies de modeler le lit sont rares et de faible diamètre, ce qui restreint considérablement la capacité érosive de fleuves qui, par compensation, se chargent de stances dissoutes. L’intensité du transfert est apparemment faible (40 g/m3 l’Amazone à Obi-dos) mais il s’agit d’un processus continu. Le fait que unies roches soient plus sensibles que d’autres aux processus de dissolution c a exagérer les contrastes de relief : la topographie des roches sensibles à la solution se fait de plus en plus plane, jusqu’à la formation de cuvettes, alors : l’immunité des roches dures accentue leurs pentes jusqu’à la formation de des ou de chutes. Ainsi s’expliquent la succession de biefs calmes et de «cures qui caractérisent les profils des fleuves équatoriaux.
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