Le système Entreprise: Le modèle conflictuel
Le modèle conflictuel
L’entreprise n’est pas un système en soi que l’on pourrait ou devrait distinguer du reste de l’écosystème. Elle est au contraire le lieu de convergence et souvent de conflagration par excellence des contradictions et des conflits entre groupes et personnes à intérêts au moins partiellement opposés.
Pour chacun de ces groupes et personnes, au niveau individuel ou collectif, il existe des affinités et des sentiments d’identité par rapport à l’entreprise, à d’autres organisations, par rapport à des groupes ou à des valeurs sociales qui sont parfaitement contradictoires (figure 2.2).
Au niveau individuel, chacun des membres qui constitue l’organisation entreprise appartient à au moins une dizaine d’autres groupes ou organisations poursuivant des objectifs différents et souvent contradictoires.
Le responsable d’entreprise, comme tout employé ou actionnaire- propriétaire de cette entreprise, est aussi citoyen. Il ou elle est aussi père ou mère, consommateur et producteur de biens, membre d’un parti politique, d’un syndicat, d’un mouvement ou d’une association, etc.
L’ingénieur ou l’ouvrier maghrébin, travaillant chez Matra en pleine guerre du Golfe, tout comme son homologue pakistanais travaillant en Grande-Bretagne chez Plessey, répond à une triple loyauté, certes contradictoire, envers son entreprise, la nation qui l’a accueilli, et ses origines. Qui oserait lui dénier le droit de se trouver, individuellement ou collectivement, un équilibre dans ce faisceau d’identités contradictoires ?
Mais l’ingénieur ou l’ouvrier franco-français de vieille souche n’a-t-il pas le même problème d’équilibre d’identités entre son appartenance à l’entreprise, son appartenance à un noyau familial, à une idéologie politique, à un mouvement syndical et à un mouvement vert ?
Tous les membres de l’entreprise, du moins en Europe, sont consommateurs d’électricité, d’eau, de la médecine, de la pharmacie, de l’agroalimentaire, en bref de l’infrastructure de leur société. Ils en sont également les agents fournisseurs, comme membres d’une entreprise ou d’un service, et souvent les acteurs critiques.
L’entreprise, dont le modèle avait été réduit à une belle pyramide, ayant le profit financier comme objectif final, au mépris de toute autre aspiration, n’a jamais existé, si ce n’est dans les livres de théorie du management.
L’entreprise réelle, celle que nous côtoyons tous les jours, n’est qu’un ensemble de groupes et de personnes ayant des objectifs contradictoires et parfois complémentaires, comparable en tout point à l’évolution d’un bouillon de culture dans une éprouvette de laboratoire ou dans l’eau d’un marais, si l’on préfère la nature.
De même, l’entreprise n’est pas seulement un ensemble de groupes qui se définissent par rapport à elle, mais également un carrefour où se croisent et souvent se combattent des groupes et des clans dont l’étendue, les objectifs et les intérêts dépassent largement l’entreprise elle- même.
Chacun des groupes identifiés dans ce schéma a un intérêt bien spécifique dans cette entreprise, que ce soit comme modèle d’efficacité économique, comme modèle de pollution ou d’anti-pollution de l’environnement, comme modèle de gestion sociale, comme menace pour la santé des habitants de la commune, comme client privilégié, comme fournisseur fiable, comme risque majeur d’accident ou comme pourvoyeur de dividendes.
L’irruption du facteur environnement dans la vie de l’entreprise oblige ainsi le gestionnaire plus que jamais à considérer sa responsabilité et ses objectifs comme un arbitrage permanent entre les intérêts et les objectifs des groupes et des individus, qui sont ou se sentent directement ou même indirectement concernés par son entreprise.
La négociation des objectifs de l’entreprise, y compris de ses objectifs vis-à-vis de l’environnement, ne se déroule pas entre l’entreprise et le monde extérieur, mais à travers les clivages entre groupes et individus, qui dépassent de loin le seul cadre de l’entreprise. Elle se déroule dans la conscience de chacun de nous, pour autant que nous en soyons conscients ou que nous voulions nous en souvenir, que nous soyons membres d’une entreprise ou non, chacun poursuivant nécessairement des objectifs contradictoires, répondant à des besoins et à des loyautés souvent opposés.
Telle entreprise M, située dans l’est de la France, est spécialisée dans l’électronique grand public et emploie mille deux cents personnes.
Mais les différents membres de l’entreprise s’identifient également à leur métier ou à leurs intérêts. Certains sont ingénieurs-électroniciens de logiciels et se sentent de ce fait plus proches de leurs camarades de promotion Supelec, même travaillant chez les concurrents. D’autres sont agents de production, fabriquant les circuits intégrés sept heures et demie par jour et de ce fait, plus occupés par le salaire immédiat qu’ils peuvent gagner que par une carrière. D’autres encore sont membres actifs d’un groupement apparenté aux parti Vert et se montrent, par conséquent, plus intéressés par la lutte contre la pollution qu’une entreprise de cellulose voisine risque de provoquer un jour que par l’activité de leur propre entreprise, à vrai dire très peu polluante.
Au niveau de la direction enfin, la solidarité qui lie le directeur général à sa promotion ENA, le directeur commercial à sa promotion HEC et le directeur R-D à sa promotion X paraît au moins aussi importante que celle qui lie chacun d’eux à l’entreprise dont ils ont la responsabilité.
Toute stratégie, verte ou non, pour l’entreprise M doit tenir compte de la diversité des intérêts que les groupes et personnes qui la constituent poursuivent.