Le temps du groupe : L'écriture naît ,l'histoire peut apparaître
Ecriture cunéiforme
Pendant des centaines de milliers d’années, les hommes n’ont pu transmettre ce qu’ils savaient du passé que par ce que les vieux racontaient aux jeunes et ce qu’enseignaient les prêtres, les chamans. Il existait à ces époques lointaines, des « hommes- histoire », dont la tradition subsiste dans plusieurs sociétés « primitives » actuelles. Ils étaient chargés de transmettre non seulement la généalogie, mais aussi les traditions, les lois et les récits des grands moments du passé du groupe. S’il nous est possible d’étudier les sociétés qui vivent encore aujourd’hui hors de notre civilisation, et de connaître, par leurs récits, une partie de leur passé, nous n’avons aucun moyen de connaître l’histoire, plus lointaine, des communautés très anciennes, préhistoriques, autrement que par de maigres traces, des outils de pierre, des restes de maisons rudimentaires, des dessins et des peintures énigmatiques sur les parois de cavernes. Nous ne pouvons que l’imaginer, et c’est bien dommage. Car la culture des hommes d’avant l’histoire, si elle était différente de la nôtre, avait la même valeur – et surtout la même importance en ce qui concerne le patrimoine commun de l’humanité.
Ce n’est que tout récemment, il y a environ cinq mille ans, au pays de Sumer, en Mésopotamie, l’actuel sud-est de l’Irak, que l’homme va faire l’invention capitale qui changera son destin et modifiera profondément ses rapports avec le temps, comme elle va remodeler sa façon de penser : celle de l’écriture. Elle s’est traduite, d’abord, par des signes cunéiformes, tracés avec un calame, fin roseau taillé en biseau, sur des tablettes d’argile, séchées ensuite au soleil. On en a retrouvé des dizaines de milliers, qui retracent la comptabilité et l’histoire des Sumériens, mais qui racontent aussi, sous formes de poèmes, leurs légendes, comme celle du roi-héros Gilgamesh – c’est la première trace écrite que nous possédions d’une mythologie. On y trouve aussi des récits de tous les jours, des prières, des recettes de cuisine, des lois, des textes administratifs. Avec l’écriture, la mémoire des hommes va se fixer. L’histoire peut naître.
C’est aussi ce qui va permettre à la culture, jusque-là fragmentée dans tous les groupes humains disséminés sur la planète, de devenir universelle et de prendre une dimension mondiale. Depuis, comme l’écrit le psychologue Paul Fraisse, « les sociétés ont multiplié les témoignages des époques disparues, en accumulant archives, bibliothèques, musées. Patiemment elles s’immobilisent en écrivant leur histoire. » Ecrire l’histoire, c’est, en effet, figer le passé, mais c’est aussi lui donner sa réalité, le faire revivre, le mettre à la disposition de tous, ordonner le temps vécu. L’histoire n’est pas uniquement une chronologie. Comme toute mémoire, elle consiste en un classement organisé, un enchaînement raisonné de faits, de visions d’un monde, certes disparu, mais qui a conditionné celui d’aujourd’hui et qui ordonne celui de demain.
L’histoire fut d’abord le récit d’événements marquants. Elle servit chez les Grecs à raconter guerres et conquêtes, et a inscrit dans le patrimoine culturel de l’humanité ces émouvants récits mythologiques traduisant les rapports souvent difficiles des hommes et des dieux, dont les poètes et les dramaturges se sont ensuite inspirés dans les siècles qui vont suivre, jusqu’à nos jours. L’histoire se traduira d’abord par des récits, des poèmes, des pièces de théâtre, mais aussi par des inscriptions sur les monuments de pierre, une manière de fixer l’événement de façon ostentatoire, visible par tous, de figer le présent, de marquer solennellement l’importance de certains actes, comme des codes de lois, ou des déclarations de grands hommes.
Parallèlement, les souverains faisaient écrire par leurs scribes le récit élogieux de leurs exploits, dont bien peu sont parvenus jusqu’à nous, car ils étaient souvent rédigés sur des matériaux fragiles, comme les papyrus. Les historiens évoquent ces autres « hommes-histoire » que furent alors les mnémons, ces fonctionnaires de la mémoire, qui avaient pour fonction de garder le souvenir du passé en vue d’une décision de justice. Ils furent en quelque sorte les ancêtres de nos archivistes. On retrouve leur trace dans les récits mythologiques, où ils accompagnent le héros pour lui rappeler les consignes des dieux, dont l’oubli entraînerait la mort. Ces récits forment une part de la mémoire commune des peuples anciens. L’histoire ne s’est jamais totalement dégagée d’une certaine mythologie. « Une histoire clairvoyante, dit Claude Lévi-Strauss, devra confesser qu’elle n’échappe jamais complètement à la nature du mythe. »
Pendant très longtemps, l’histoire lointaine de l’humanité, comme celle du monde vivant, restèrent en grande partie floues, ou tout simplement méconnues, ignorées. Il ne faut jamais oublier que pendant des dizaines de siècles tout le monde croyait que cette histoire ne remontait qu’à quelques milliers d’années. La notion de préhistoire est récente, elle n’apparut qu’au milieu du XIXe siècle, et elle mit du temps à s’imposer, tout comme celle d’évolution, dont elle est le corollaire : toutes deux ont été longtemps combattues par les conservateurs, car elles allaient à l’encontre des affirmations de l’Eglise et de la croyance en une création divine, unique et soudaine. Le premier congrès international de préhistoire eut lieu à Paris en 1867. On commença seulement à cette époque d’évoquer l’homme d’avant l’histoire et d’admettre que celle du vivant avait commencé depuis longtemps.
L’idée qu’existait un temps géologique, remontant à un lointain passé, celui de la Terre, n’aurait pas pu naître dans les civilisations anciennes, qui avaient, pour la plupart, le sentiment que le temps était non pas linéaire, mais cyclique. Nous ne nous en rendons plus compte, mais cette notion que l’homme et la planète n’avaient pas que quelques milliers d’années, mais une très longue histoire, laquelle connut bien des aventures au fil des évolutions géologique et biologique, fut, au XIXe siècle, une révolution considérable dans la pensée des hommes, et dans le regard qu’ils vont désormais porter sur eux-mêmes et sur le monde. Cette révolution suscita, au milieu du xixe siècle, des polémiques et des discussions passionnées, aujourd’hui oubliées – c’était la guerre de la science contre la religion – qui ont marqué des générations de philosophes et d’hommes de science. L’homme profane a dû se battre pour découvrir à son tour l’immensité du temps et pour la faire admettre.
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