Les gens du bord de l'eau
Le fleuve peut servir de cadre de vie, que ce soit dans le Bahr el-Ghazal, les marais de Bassorah ou le delta du Danube. Au-delà des différences imposées par les spécificités spatiales, se retrouvent dans ces trois cas, les mêmes caractéristiques d’altérité et de marginalisation. On retrouve sur les bords de tous les fleuves des groupes offrant, avec une moindre intensité des tendances, des comportements qui relèvent également de la marge.
Sans aller plus loin que les bords du Rhône, G. Chabenat démontre l’existence et la persistance d’un péri: peuple doté d’une « indigénéité » propre : pirates (entendons par là des braconniers d’eau), tenanciers de guinguettes, anciens mariniers dont les familles son: toutes alliées, jouteurs, bousilleurs de toutes sortes, riverains qui se battent entre conscrits d’une rive à l’autre du fleuve, avant de prendre femme sur cette même rive d’en face, tous gens dont la vie était – et reste encore sous des formes renouvelées – rythmée par les pulsations du fleuve, la crue constituant un moment fort dont on se souvenait longtemps.
Dans un contexte sociopolitique différent, la situation observable dans le lit majeur du Danube roumain n’était pas très différente, avant que cet espace ne soit livré aux planificateurs-aménageurs. Face à l’espace réglementé et surveillé de la plaine, la luncci représentait un espace de liberté : les jeunes gens les livraient à des pratiques que la morale socialiste réprouve bien qu’elles relève »: de l’ordre naturel des choses ; on y récoltait du bois bien que celui-ci soi: propriété de l’État ; on y péchait à l’épervier, ce qui était hautement punissable ; on y cuisait en toute illégalité des briques, puisque les magasins d’Étx: réservaient les matériaux de construction pour la demande urbaine.
Tous ces comportements étaient non pas tolérés mais ignorés, l’espace policé ne franchissant pas la limite des hautes eaux. Mieux, en dépit de la différence des langues le des interdits officiels, on entretenait des relations suivies, commerciales ou autres, entre la rive roumaine et la rive bulgare.
Sans vouloir multiplier les références, on se contentera de rappeler qu’il existe dans la littérature chinoise un genre dit « du bord de l’eau » dont les récits se partagent équitablement entre les exploits des brigands et les séquences érotiques. L’espace du fleuve serait donc en tous lieux, un espace en marge un espace permissif. Mais un autre trait s’impose à l’attention, savoir l’opposition des gens se réclamant de cet espace à l’ordre imposé de l’extérieur. Opposition qui, pour être le plus souvent latente, n’en est pas moins sensible, dès que se Dosent des problèmes en relation avec la gestion de l’eau.
Le cas du Rio Lerma qui prend sa source sur les hautes terres dominant Mexico ne manque pas d’intérêt sur ce point. Les eaux étaient normalement gérées par les associations riveraines de villageois, jusqu’à ce que la demande urbaine de Mexico n’amène à la captation et au transfert des eaux en direction de la capitale, processus qui aboutit à l’assèchement des sources du fleuve et des jardins flottants, les chinampas, de la haute vallée. Depuis, les conduites sont régulièrement cassées et les stations de pompage endommagées, de sorte que ces installations doivent être gardées de près par l’armée. Les indigènes spoliés, lorsqu’ils évoquent ce détournement de leur bien commun, établissent la distinction entre nosotrosyosotros, « nous et eux », formulation qui implique une opposition radicale.
L’étonnant est que l’on retrouve les mêmes termes et les mêmes attitudes, lorsque les irrigants espagnols parlent des ingénieurs qui viennent planifié (en fait détourner vers les usages urbains ou entreprendre de vastes transferts interbassins) les eaux régies par la coutume dans le cadre des communautés d’irrigants. Une opposition de principe que l’on retrouve sur les bords du Nil comme sur ceux du Sénégal. Ces tensions ou ces conflits à l’échelle d’une commune ou d’un petit groupe perdu dans un bassin parfois immense, passent le plus souvent inaperçus dans le milieu des aménageurs. Ils pèsent pourtant d’un poids considérable dans le succès ou l’échec des plans d’aménagement les mieux intentionnés.