Modernisation et occidentalisation
L’idée de transition culturelle: Les grandes transitions culturelles
Les systèmes culturels évoluent par étapes dont les traits caractéristiques viennent d’être présentés. Il reste à expliquer les transitions culturelles qui amènent d’un niveau à l’autre. On peut distinguer quatre phases de changement majeur :
- la première fait passer de la cueillette, de la pêche ou de la chasse à l’agriculture ou au nomadisme pastoral ;
- la seconde amène des cultures sans écriture et de leurs sociétés contre F État aux grandes civilisations historiques ;
- la troisième met fin au dualisme inhérent aux modes traditionnels de trans¬mission de la culture et donne aux sociétés modernes leur profonde cohésion ;
- nous sommes en train de vivre la quatrième et voyons émerger des sociétés postindustrielles à cultures postmodernes. Ce par quoi elles s’opposent aux sociétés modernes d’il y a un demi-siècle est clair, mais les modèles qui les domineront le sont moins.
Nous ne ferons qu’évoquer ici les problèmes des deux premières grandes transitions culturelles, celles dont émergent les sociétés historiques ; ce chapitre est pour l’essentiel consacré à la modernisation ; le prochain traitera du passage de la modernité à la postmodemité.
Certains travaux soulignent le rôle des facteurs permanents de transformation des sociétés : pour Ester Boserup (1965), la pression démographique crée une incitation permanente à l’innovation agricole. Il y a une part de vérité dans de telles réflexions, mais elles ne suffisent pas à rendre compte de la réalité : le contrôle des naissances a de tout temps été pratiqué par certaines sociétés ; les effets de la pression démographique sont permanents, alors que les transformations profondes correspondent à des phases assez courtes de remise en cause et de restructuration.
L’émergence des sociétés agricoles
Le problème de l’émergence des sociétés agricoles passionne les préhistoriens depuis près d’un siècle : c’est par la place qu’elles font à l’agriculture et (ou) à l’élevage que les sociétés néolithiques diffèrent de celles qui les ont précédées.
La domestication des animaux et les premiers pas de l’agriculture ont eu pour théâtre au moins trois aires géographiquement distinctes : les terres de l’Asie du Sud-Est, de l’Insulinde et de Nouvelle-Guinée pour les agricultures à la houe de l’Ancien Monde (Brookfield et Hart, 1971 ; Waddell, 1972), les hautes terres du Mexique et des Andes sud-américaines pour les systèmes équivalents dans le Nouveau Monde, et le Croissant fertile au Moyen-Orient pour les céréali-cultures à la charrue et l’élevage.
C’est sur le foyer moyen-oriental que les recherches ont surtout porté. L’interprétation classique a été proposée au début du XXe siècle par V. Gordon Childe (1943 ; 1963), le premier théoricien de la révolution néolithique. La glaciation würmienne se termine, entraînant un adoucissement du climat et l’assèchement des déserts actuels. La vie devient plus dure dans ces milieux, mais là où l’humidité demeure suffisante, dans le Croissant fertile, les populations tirent parti de l’abondance des graminées pour inventer la céréaliculture; les steppes se prêtent également bien à la domestication des grands mammifères. Les populations paysannes dégagent des excédents agricoles sur lesquels s’édifient, quelques millénaires plus tard, des sociétés étatiques, avec leurs armées, leurs élites et leurs villes. Du foyer moyen-oriental, l’innovation diffuse en s’adaptant aux milieux : l’agriculture domine dans les régions humides ou dans les plaines soumises à des crues périodiques ; la vie pastorale nomade se développe dans les steppes sèches et dans les déserts ; la domestication du cheval, puis celle du chameau et du dromadaire, font passer du petit au grand nomadisme.
Cette conception de la néolithisation va généralement de pair avec une interprétation de la diffusion des formes politiques proto-Étatiques qui fait la part belle à des aristocraties militaires capables de s’imposer, et d’imposer leurs institutions, aux groupes d’agriculteurs sédentaires déjà en place. Les données de l’archéologie invitent à ces interprétations.
Une révision profonde est en cours ; le déclic viendrait d’ailleurs. Il y a un siècle, Hahn (1896-a et -b) évoquait déjà la dimension religieuse du processus de domestication. C’est aux mêmes conclusions qu’invitent les recherches archéologiques récentes, telles qu’elles sont rapportées par Jacques Cauvin (1994). Pour lui, il y a eu création des divinités, puis naissance de l’agriculture : la révolution des symboles précède, dans les fouilles, les premiers témoins de la céréaliculture.
Des sociétés d’ethnologues aux sociétés historiques
Les agricultures à la houe n’ont généralement pas entraîné, dans l’Ancien Monde, de mutation radicale de l’organisation sociale : les tribus qui pratiquent une agriculture itinérante dans l’Asie du Sud-Est ou l’Indonésie et l’Afrique tropicale demeurent fidèles à des modes peu centralisés de structuration politique. Il en va différemment en Amérique latine. La productivité des systèmes agricoles y est spécialement élevée là où ils reposent sur le maïs ou sur la pomme de terre Modernisation et occidentalisation (Denevan, 1977). Dans les zones humides marécageuses, la réalisation de billons géants conduit à une intensification remarquable (Parsons et Bowen, 1966).
Michael Mann (1986) s’est intéressé aux sources de la puissance sociale. Selon lui, pour qu’un État se constitue, il faut qu’une idéologie ou une religion partagée confère une autorité naturelle à un personnage central. Pour transformer ce roi- prêtre en souverain puissant, quelques conditions doivent être réunies :
- la possibilité de dégager des excédents agricoles pour faire vivre une armée et des classes dirigeantes ;
- – la capacité d’acheminer rapidement des ordres et des nouvelles, ce qui implique des voies de communication (utiles aussi pour le transport des denrées alimentaires et l’acheminement des troupes) et un système d’écriture (Gorse, 1974). La puissance du souverain s’exerce dans un rayon qui est limité par les technologies sur lesquelles la société s’appuie : la capacité d’action militaire et d’encadrement civil dépend des denrées alimentaires que les zones cultivées peuvent fournir ; le rayon d’action de l’armée est condi¬tionné par les difficultés d’approvisionnement et l’impossibilité de maintenir des communications avec le centre du royaume lorsqu’on opère trop loin à l’extérieur.
La création d’un État n’apporte pas d’avantage immédiat à la plus grande partie des populations : le prix à payer pour la sécurité (mais est-elle réellement mieux assurée ?) est lourd et les prélèvements nécessairement élevés. La plupart des sociétés demeurent au fond contre l’État : les populations réagissent aux tentatives de concentration du pouvoir en votant avec leurs pieds et en allant s’installer ailleurs. Il faut des circonstances géographiques particulières pour que cela soit impossible.
Au Moyen-Orient, les récoltes ne réussissent bien que dans les terres alluviales périodiquement recouvertes par les inondations. La productivité de celles-ci est remarquable : les crues les recouvrent de limons qui entretiennent leur fertilité. Les densités s’y accumulent donc. Mais ces populations sont piégées : elles ne peuvent plus fuir les petits tyrans lorsque ceux-ci s’installent. C’est donc au Moyen-Orient que la forme étatique se développe, avec ses corrélats : fondements idéologiques religieux, forte armée, usage de l’écriture (c’est une nécessité fonctionnelle) et ébauche de bureaucratie ecclésiastique, administrative et militaire.
Les conditions naturelles ne sont pas très différentes dans la vallée du Nil, en Mésopotamie, dans la vallée de F Indus et en Chine du Nord, là où le Houang-Ho débouche dans la plaine. Le modèle de Mann s’applique peut-être moins bien au Nouveau-Monde.
Une fois la mécanique en place, elle se développe naturellement par la conquête et par les réactions que celle-ci suscite chez les peuples qui sont menacés et sont conduits à leur tour à se doter de structures politico-militaires efficaces. Les États dont la force militaire est liée au grand nomadisme d’une part, et ceux qui tirent parti de la navigation, de l’autre, parviennent très tôt à déborder des cadres étroits des monarchies primitives. Ces transformations ne remettent pourtant pas en cause le dualisme qui reste fondamental dans la plupart des civilisations historiques.