Naissance et premiers développements de la géographie culturelle
Les débuts de la géographie culturelle de langue allemande
La géographie est née pour décrire la Terre et souligner sa diversité. À la fin du xviiie siècle, et sous l’influence d’un philosophe, Herder, ceux qui la pratiquent cherchent à répondre à une nouvelle question : dans quelle mesure le destin des peuples est-il lié au pays où ils sont installés ? Y-a-t-il influence de celui-ci sur les hommes ? ou harmonie subtile entre l’ordre naturel et l’ordre social ?
À la fin du siècle dernier, et sous l’effet de la révolution darwinienne qui parachève la transformation ainsi commencée trois générations plus tôt, l’idée d’accorder une attention particulière aux relations des groupes humains et du milieu s’affirme. Ne faut-il pas attribuer à l’influence que l’environnement exerce sur les hommes les contrastes des cartes de densités et l’inégal développement des groupes ? Les relations société/milieu deviennent centrales pour la discipline : le terme et la notion nouvelle de géographie humaine s’imposent dans les dernières années du xixe siècle.
L’optique évolutionniste dans laquelle se développe la nouvelle discipline focalise l’attention sur les relations « verticales » que les groupes entretiennent avec le cadre physique et biologique où ils vivent ; ces relations s’opposent à celles qui se nouent au sein des groupes, ou entre les groupes, et qui apparaissent comme « horizontales » : la circulation n’est pas ignorée, mais elle retient moins
l’attention que les rapports écologiques.
Les hommes diffèrent des animaux par l’arsenal d’outils et de techniques qu’ils mettent en œuvre pour se protéger des excès du climat et pour exploiter les ressources. D’une civilisation à l’autre, les moyens mobilisés varient : ils sont plus complexes et plus efficaces ici, plus frustes et moins bien adaptés ailleurs. La géographie humaine comporte ainsi dès ses premières étapes une composante culturelle, lille ne prend pas exactement la même forme en Allemagne, aux États- Unis cl en France, les trois pays où les progrès sont alors les plus rapides.
Ratzel et l’introduction de la culture comme facteur-clef de la géographie humaine
Friedrich Ratzel ( 1844-1904) fait, dans le courant des années 1860, des études d’histoire naturelle à l’université de Heidelberg. La zoologie, alors en pleine muta¬tion sous l’impact de la publication, en 1859, de L’origine des espèces, de Darwin, l’attire tout particulièrement. En Allemagne, les idées nouvelles sont alors diffusées et discutées par Emst Haeckel, qui propose en 1866 de nommer écologie l’analyse des relations entre les êtres vivants et le milieu. Au début des années 1870, Ratzel entre en contact avec Moritz Wagner, zoologiste darwinien lui aussi, mais qui insiste sur le rôle des migrations dans l’évolution des êtres vivants.
Ratzel découvre alors la géographie. Il invente à deux ans de distance le terme de géographie culturelle et celui de géographie humaine : il introduit le premier dans le titre d’un ouvrage sur les États-Unis qui fait suite à un long séjour américain (1880) ; deux ans plus tard, il propose le nom d’Anthropo geo graphie (1882- 1891) pour désigner la partie de la géographie qui répond aux questions posées par l’évolutionnisme :
- la nouvelle discipline décrit les aires où vivent les hommes, et les cartographie ;
- elle cherche à établir les causes géographiques de la répartition des hommes à la surface de la terre ;
- elle s’attache à définir l’influence de la nature sur les corps et les esprits des hommes (Buttmann, 1977, p. 63).
Les groupes humains dépendent de l’environnement où ils sont installés : la totalité ou une grande partie de ce qui est nécessaire à leur subsistance en provient. Comme tous les organismes vivants, les hommes ne cessent de se déplacer : la mobilité est une donnée fondamentale et un besoin incompressible de la vie des individus et des collectivités. Les uns et les autres doivent disposer d’espace. Ratzel insiste sur ce point.
Les relations que les hommes tissent avec leur environnement, et les problèmes i qui naissent de leur mobilité, dépendent des techniques qu’ils maîtrisent. Au bas de l’échelle, Ratzel place les Naturaliser, encore incapables de se protéger réellement du milieu, de le transformer et de le maîtriser ; l’environnement pèse fortement sur leurs modes de vie.
A l’autre bout de l’échelle se trouvent les Kulturvôlker : ils pratiquent des agricultures savantes, dont ils tirent des récoltes abondantes et moins sensibles à certains aléas du climat ; les transports bon marché leur permettent de faire venir de l’extérieur ce qu’ils ne peuvent produire sur place. L’instrument essentiel dont disposent ces peuples pour régir leur rapport à l’espace est l’État. Pour Ratzel, la géographie politique est indispensable pour éclairer les faits de répartition humaine à partir d’un certain niveau de développement.
Ratzel consacre les années 1880 à l’étude des fondements culturels de la différenciation de la terre : des trois volumes consacrée au Vôlkerkunde qu’il publie entre 1885 et 1888, deux concernent les Naturvôlker, et le troisième les Kulturvolker de l’Ancien et du Nouveau Monde. Il adopte une démarche ethnographique pour l’étude du premier volet. Dans les années 1890, c’est aux peuples modernes qu’il s’attache plutôt : il leur consacre sa Politische Geographie (1897).
Ratzel reconnaît aux peuples un attribut qui appartient à leur essence, la mobilité, et un ensemble de techniques qui assurent leur articulation au milieu proche, et dépendent de l’histoire et du niveau de développement. La géographie qu’il conçoit fait une place importante aux faits de culture, puisqu’elle s’attache aux moyens de tirer profit de l’environnement et aux techniques mises en œuvre pour faciliter les déplacements. Cette culture est analysée sous ses aspects matériels, comme ensemble des artefacts mobilisés par les hommes dans leur rapport à l’espace. Les idées qui les sous-tendent ne sont guère évoquées.
La dimension quasi-métaphysique donnée au besoin de déplacement oriente par ailleurs la géographie ratzélienne vers d’autres préoccupations : elle met l’accent sur la finitude de l’espace, sur les barrières que les groupes trouvent ainsi à leur expansion, et sur les effets de frontière. L’idée darwinienne de lutte pour la vie limite donc l’intérêt que porte Ratzel aux faits de culture et donne à son œuvre
une portée essentiellement politique.
» Dans la mesure où la géographie humaine se constitue partout sur la base des problèmes posés par Friedrich Ratzel, la culture est une de ses variables fonda¬mentales. Mais la manière dont lui-même l’envisage restreint la curiosité qu’il manifeste à son égard. À la sélection des êtres vivants par le milieu que Darwin postulait, Ratzel substitue la sélection des sociétés par l’espace : le politique prend ainsi le pas sur le culturel.
Géographie, paysage et culture : Otto Schlüter
La plupart des collègues de Ratzel faisaient de leur discipline une description de la surface de la terre. Le souci de donner une orientation plus rigoureuse à leurs travaux les rendaient mal à l’aise : la science qui se faisait autour d’eux n’avait pas comme finalité de décrire, mais d’expliquer l’occurrence de certaines catégories de phénomènes. En insistant sur les relations entre les sociétés et leur environnement, Ratzel orientait effectivement la discipline vers l’analyse de relations causales, mais pour la plupart des maîtres à penser de la science du temps, les rapports hommes/milieu ne constituaient pas un objet unitaire qui puisse justifier
l’existence d’une discipline.
Beaucoup de géographes allemands étaient en quête d’une définition qui offre l’avantage de circonscrire un objet clair en évitant les querelles de frontières avec les disciplines voisines.
Otto Schlüter (1872-1959) s’était spécialisé, dès la fin des années 1890, dans l’étude des établissements humains, maisons, champs, clôtures etc. Il rédige en 1907 une courte brochure dans laquelle il fait du paysage l’objet de la géographie humaine. L’écho que rencontre cette publication est considérable. Elle maintient l’unité de la géographie, puisqu’un paysage est tout autant modelé par les forces naturelles et par la vie que par l’action des hommes ; Schlüter évite ainsi de prendre parti dans la difficile question du déterminisme. En allemand, où Lands- chaft signifie à la fois paysage et région, la proposition de Schlüter paraît plus intéressante encore que lorsqu’on la traduit en français ou en anglais : la Lands- chaftskunde (science du paysage : le terme est souvent synonyme de géographie) recouvre l’ensemble des démarches qui sont alors pratiquées.
La géographie humaine conçue à la manière de Schlüter s’attache à la manière dont les groupes humains modèlent l’espace dans lequel ils vivent. L’étude des établissements humains devient le thème central de la discipline. Ils constituent ce que les auteurs allemands appellent souvent le Kulturlandschaft (paysage culturel, équivalent de paysage humanisé).
Pour Ratzel, l’étude géographique de la culture se confondait avec celle des artefacts utilisés par les hommes pour maîtriser l’espace. Pour Schlüter et pour la plupart des géographes allemands des premières décennies du XXe siècle, c’est l’empreinte que les hommes imposent au paysage qui constitue l’objet fonda¬mental des recherches.
Les acquis de la première géographie culturelle allemande
L’intérêt qu’Otto Schlüter porte aux paysages humanisés vient dans une large mesure des résultats précocement obtenus dans ce domaine par August Meitzen ( 1822-1910). Au long de sa carrière, celui-ci avait eu l’opportunité de parcourir toute l’Allemagne, de noter les formes de l’habitat et d’étudier les plans cadas¬traux. L’ouvrage qu’il publie en 1895, fait découvrir la logique des faits d’occu¬pation du sol, la structure des terroirs et les rapports qu’ils entretiennent avec le groupement et la dispersion de l’habitat (Meitzen, 1895).
Meitzen a d’abord acquis son expérience de terrain dans l’Est de l’Allemagne ; il y attribue aux Slaves les hameaux grossièrement circulaires aux champs irréguliers formant des terroirs massifs et aux Germains les villages tassés au cœur de finages laniérés soumis aux contraintes de l’assolement collectif. Les paysages agraires lui apparaissent comme l’expression de la culture de groupes ethniques .
L’interprétation de Meitzen repose sur une hypothèse ethnique fragile, mais présente l’avantage de souligner la dimension culturelle des paysages : derrière l’organisation de la vie quotidienne et des tâches humbles de l’agriculture, c’est le génie des peuples que l’on cherche désormais à lire.
La carrière d’Eduard Hahn (1856-1928) (West, 1990) s’inscrit en marge de la géographie universitaire. Sa curiosité l’oriente vers la zoogéographie, puis vers le problème de l’origine de l’agriculture, et vers l’histoire de la domestication des animaux. Les résultats qu’il obtient dans ces domaines sont vite remarquables.
L’idée que l’humanité était passée dans son développement par le stade de la chasse et de la pêche, puis par celui de la vie pastorale nomade avant d’accéder à l’agriculture et à la vie sédentaire était alors communément admise. Eduard Hahn la récuse. Il montre dès les années 1890 les origines doubles de l’agriculture, et oppose celle qui est menée à la houe à celle qui emploie la charrue. Pour cette (Hahn, 1892 ; 18%-a; 1896-b; 1914).
Eduurd Hahn s’intéresse aux aspects matériels des faits de culture, aux outillages et à leur traduction dans le paysage. Lorsqu’il essaie de rendre compte de la domestication des animaux, il va cependant plus loin : il insiste sur les pratiques rituelles qui conduisent, selon lui, à maîtriser les animaux, puis à les faire travailler ; la domestication a été commandée par les facteurs religieux.
Les géographes allemands ont ainsi défini, dès les années 1910, une approche originale des faits de culture. L’influence du darwinisme explique l’attention accordée aux outillages et techniques mis en œuvre pour maîtriser les milieux, et le rôle majeur tenu par l’analyse du paysage. Une telle démarche néglige tout à fait le problème de l’acquisition des pratiques, des connaissances et des valeurs. Elle ne retient, des faits de transmission, que ceux qui ont trait à la diffusion des techniques.
Elle ignore presque toujours les attitudes et les croyances — exception faite de Hahn. Elle révèle en revanche l’existence dans le paysage de traits d’origine culturelle fortement structurés, et par là stables.
Les travaux de Siegfried Passarge (1866-1958), d’abord exclusivement consacrés à la géomorphologie, prennent en considération, à partir de 1920 l’ensemble de ce que l’œil embrasse. L’idée que la géographie trouve sa meilleure expression dans la Landschaftskunde lui doit beaucoup (Passarge, 1919-1920 ; 1922 ; 1923). L’étude de Landschaft, qui fait une large place aux faits culturels, mais sous l’angle assez étroit qui vient d’être rappelé, domine la géographie allemande des année 1920 aux années I960.
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