Fleuves et sociétés
La généralisation simpliste qui assimile les fleuves à des lignes de vie. En fait, lignes de vie ou lignes de force dans tel contexte de temps et d’espace, les fleuves iraient plutôt des lignes de fuite dans tel autre. De façon plus banale, ils ne sont souvent, dans une logique fondée sur le long terme, qu’une donnée parmi d’autres dans les problèmes d’occupation et d’aménagement de l’espace. La diversité des situations observables est donc considérable et leur analyse est d’autant plus complexe que le regroupement des faits dans un cadre logique doit tenir compte d’incessantes interférences entre les faits d’ordre naturel et les faits d’ordre culturel. Le rôle de ceux-ci s’avère prépondérant mais les facilités, opportunités ou contraintes liées aux caractéristiques des fleuves mettent sans cesse en évidence leur double caractère : contraintes et menaces d’un côté, opportunités et ressources de l’autre.
A partir de ce constat, il est possible d’établir une classification des relations entre les grands groupes socioculturels et les fleuves à partir de quelques critères : le nombre des hommes, le niveau d’intégration du système fluvial étudié dans la vie économique et culturelle des collectivités riveraines, la maîtrise plus ou moins avérée des techniques de l’eau, la chronologie des interactions entre le fleuve et les sociétés riveraines.
Les fleuves du vide
Des charges humaines insignifiantes
L’Amazone offre le cas le plus achevé d’un espace à la fois centré sur un grand fleuve et très faiblement peuplé. La province d’Amazonas dont l’assise correspond au centre du bassin ne compte que 2 millions d’habitants pour 1,6 million de km2, soit une densité de 1,3 habitant. Défalcation faite du million d’habitants que regroupe la ville de Manaus, la densité tombe à 0,3. Si les densités augmentent quelque peu vers les provinces littorales, on retrouve dans celles-ci les mêmes concentrations urbaines et le même vide forestier qui tend encore à s’accentuer vers les périphéries hispano-andines. Il convient tout de même de faire état de deux caractéristiques : d’une part, la population tend à augmenter au moins pour la partie brésilienne du bassin qui compte près de 20 millions d’habitants en 1998 contre 5,6 en 1960 ; d’autre part, si cet accroissement profite pour l’essentiel aux villes, celles-ci prospèrent principalement sur le littoral, l’axe fluvial et les principaux affluents. Pour le reste, il serait permis de s’interroger sur le bien-fondé économique et technique d’infrastructures routières sous-utilisées et vite dégradées au point d’être à terme, impraticables. Le fleuve, en l’occurrence l’Amazone, apparaît donc comme le vecteur essentiel de pénétration d’un espace en devenir, mais un vecteur aux potentialités limitées.
Mêmes déficiences du peuplement dans le bassin de l’Orénoque, pratiquement désert face au peuplement moyen ou dense des piémonts andins et du littoral nord du Venezuela ; dans le bassin du Congo où les densités varient entre 0,5 et 4 en dehors de l’aire de Kinshasa, du haut Iva tanga et surtout de la région des Grands Lacs où les densités dépassent souvent la centaine d’habitants au kilomètre carré ; dans le bassin de l’Ogooué avec une densité de 4,5 pour l’ensemble du Gabon. Ces contraintes ne s’atténuent pas toujours aux abords de la zone soudanienne qui bénéficie à la fois de rythmes saisonniers marqués et d’une humidité relativement abondante sans être excessive. A preuve, le vide humain .les moyennes vallées des Volta.
Espaces difficiles, espaces interdits, espaces de repli
Plusieurs auteurs1 ont mis en évidence la complexité des stratégies humaines race à ce qu’il faut bien appeler les pesanteurs du milieu. G. Sautter a recensé les facteurs qui, en dépit de leur poids, étaient incapables de rendre compte des variations affectant les densités et la dynamique démographique dans la vaste dorsale qui englobe le Gabon et le Congo. La nature des roches, tout comme l’uniformité des températures et de l’humidité sont sans rapport avec des variations de densité qui ne sont pas négligeables (de moins de 1 à plus de 50) : les régions les plus peuplées sont soit plutôt sèches (Brazzaville, Pointe-Noire), soit excessivement humides (Woleu-Ntem, plateau koukouya).
Si la forêt dense est à peu près vide, les régions mosaïques où la forêt claire alterne avec la savane sont tantôt désertes, tantôt bien peuplées (tout est relatif). Les sables pauvres du plateau teke peuvent expliquer son faible peuplement, mais les sables non moins pauvres du plateau koukouya offrent une densité moyenne de 27 hab./km2. Enfin, certains couloirs fluviaux sont vides alors que d’autres concentrent l’essentiel des effectifs. Ces régions inégalement peuplées souffrent des mêmes endémies, malaria, trypanosomiase, fièvre jaune, à quoi s’ajoutent pour les milieux proches des cours d’eau, Ponchocercose (cécité des rivières) et la bilhar-ziose. Reste une inconnue que masquent le plus souvent des calculs de fécondité opérés sur la base de circonscriptions administratives assez factices : certains groupes souffrent d’une faiblesse démographique inquiétante, Likouala, Mboko, Galoa, alors que d’autres comme les Kamba ou les Zara font preuve d’un beau dynamisme.
Dans un autre contexte bioclimatique, Y. Lacoste a vigoureusement dénoncé la réputation faite à la vallée de la Volta blanche, d’être « la vallée de la mort et de la peur » en raison des risques liés à la présence latente ou présumée de l’on- chocercose et de la trypanosomiase. Cette réputation surfaite avait conduit une administration bienveillante mais contraignante à en interdire l’accès aux agriculteurs entassés sur le plateau mossi à proximité de ces terres vastes, vides et facilement aménageables par la petite hydraulique, au prix d’une campagne prophylactique et d’un suivi sanitaire peu coûteux.
L’analyse a contrario des hautes terres du Rwanda et du Burundi qui portent de fortes densités montre que si ces régions sont exemptes de la maladie du sommeil, elles partagent avec le reste de l’Afrique intertropicale d’autres maux, en particulier la malaria, ce qui n’empêche pas – en dehors des conflits interethniques – une vigoureuse expansion des groupes hutu et tutsi tant en direction du Congo, que de la Tanzanie et de l’Ouganda .
Ces exemples – ils pourraient être multipliés – montrent bien qu’il faut chercher les raisons du sous-peuplement en dehors d’un contexte étroitement lié à la pénibilité du milieu. D’autres raisons physiologiques peuvent expliquer la faiblesse de l’emprise humaine, tuberculose ou malnutrition. S’y ajoutent les séquelles de la traite et du colonialisme, corvées ou participation aux conflits engagés par la puissance coloniale. Reste comme constante, ce fond de sous- peuplement commun aux cuvettes forestières, même lorsqu’elles ont été épargnées par des agressions venues de l’extérieur.
Or, d’autres études incitent à parler d’équilibre et de faible pression sur le milieu plus que de déficiences physiologiques ou autres. Au-delà des effets de mode, on peut retenir, à titre d’exemple, le cas des Indiens Kayapo (les Yanomani ou les Ena feraient aussi bien l’affaire) étudié par D.A. Posey : ces hommes savent étudier les sols et en évaluent la texture tant horizontale que verticale. Ils en corrèlent les caractères avec la présence de certaines plantes considérées comme indicatrices et savent quelles façons adopter pour les travailler, quelles productions leur demander, quels aménagements leur faire subir. Ils creusent dans certaines parcelles, des fosses qu’ils remplissent de feuilles et de paille qu’ils laissent pourrir afin de créer des poches de très grande fertilité. Ils ont recensé des dizaines de types de cendres de plantes qui ont chacune leur utilité propre. Ils choisissent dans le cerrado des sites qui leur apparaissent favorables à la création d’« îlots forestiers ». Ils aboutissent à ce résultat en y introduisant certaines espèces de plantes qui elles-mêmes en attirent d’autres, le tout servant à fixer le gibier sur ces espaces. Pour éliminer telle espèce de fourmi qui ravage leurs cultures, ils introduisent une autre espèce de fourmi dont l’odeur chasse les intruses. Au plan de la pharmacopée, ils ont sélectionné 250 plantes dont chacune soigne telle variété de diarrhée.
Arrêtons là ce qui ressemble fort à un panégyrique et constatons tout d’abord qu’un groupe qui distingue 250 espèces de maux d’entrailles n’est certainement pas au mieux de sa forme. Si admirables que soient au demeurant ces pratiques agricoles, elles ne sont compatibles qu’avec de petits groupes utilisant de vastes espaces. Toute croissance démographique impliquerait fatalement un changement des pratiques par intensification de l’occupation spatiale et aboutirait, selon le point de vue adopté, soit à la destruction de ce merveilleux équilibre au
plus bas niveau de prélèvement, soit à son remplacement par un autre type d’organisation socio spatiale conforme au modèle illustré par R. Boserup1 pour qui la croissance démographique est à l’origine de toute dynamique du changement technique (habitat permanent, champs fixes, organisation sociale hiérarchisée).
Simultanément, force est d’observer que ces groupes forestiers sont dramatiquement fragiles et qu’ils ont été éliminés ou sont en voie de l’être par de nouveaux venus, conquistadores, seringueiros, mineurs, latifundistes ou aménageurs-électriciens : de 1900 à 1957, l’effectif des Indiens du Brésil est passé de un million à 220 000. Quoi qu’il en soit, et abstraction faite de ces problèmes de survie, il apparaît qu’en Amérique comme en Afrique, les faibles densités procèdent de trois facteurs associés : la pénibilité du milieu qui ne peut être totalement ignorée, l’irruption de divers intrus dans des systèmes supposés en équilibre et surtout, choix culturaux et culturels qui interdisent toute occupation de l’espace lutre que discrète.
Dans un tel contexte, l’axe fluvial offre certainement moins d’intérêt que le moindre des affluents qui l’alimentent. Les cours d’eau servent plus à fournir un complément alimentaire, qu’ils ne sont utilisés pour relier des groupes dont les territoires sont souvent isolés les uns des autres par des ruptures de pentes ou des tourbières. Quant aux grands axes navigables, avant d’être des lieux de concentration à l’époque contemporaine, ils ont sans doute été perçus par les premiers autochtones, non comme des ouvertures sur le monde extérieur, mais comme des voies d’invasion utilisées d’abord par d’autres groupes en expansion, puis paires Européens. Savorgnan de Brazza2 note à propos du Congo, que « les Anghies qui fréquentent ces parages viennent par escadres de cinquante à cent pirogues .tu bas du fleuve… et se répandent sur les différents affluents, font des descentes et effrayent les indigènes, s’emparent des habitants qu’ils emmènent en captivité. Afin de leur résister, les indigènes se groupent en villages très populeux et s’éloignent autant que possible de ces cours d’eau ».
Le fleuve apparaît dans ce contexte comme un facteur négatif, un élément de rupture dont la pesanteur ne cessera de croître au fur et à mesure que des groupes allochtones inventeront de nouvelles ressources que le fleuve rendra incessibles, à moins que ce ne soit le fleuve lui-même qui soit exploité non seulement pour la navigation mais aussi pour son potentiel énergétique : la construction du barrage de Tucurui sur le Rio Xingu passe par le déguerpissement et sans doute la disparition des communautés Pakana et Picurui ; au Ghana, la construction du grand réservoir d’Akosombo a disloqué les communautés riveraines de la Volta et les a obligées à un difficile effort d’adaptation. La mise en valeur des grands fleuves africains et sud-américains pourrait-elle servir d’exemple aux tenants d’un certain darwinisme ethnique ?
Vidéo : Fleuves et sociétés
Vidéo démonstrative pour tout savoir sur : Fleuves et sociétés
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