Le tournant culturel en géographie
La montée des interprétations radicales : postcolonialisme et étude des cultural policies
La géographie humaniste s’intéressait aux individus, à leurs goûts et à leurs rêves. Dès le début des années 1980, un courant plus radical était apparu dans le monde anglo-saxon : on y montrait comment la création de paysages harmonieux était un moyen, pour les classes dominantes, d’assurer leur domination.
Cette orientation se précise dans les années 1990. Sous l’influence de Derrida ou de Foucault, les collègues anglo-saxons apprennent à « déconstruire » les discours tenus par les géographes du xixe siècle ou du début du XXe. Ils s’inspirent souvent d’Edward Said et de sa critique de l’orientalisme (1977 ; 1993). Le propos de la géographie n’est plus de parler du réel. Elle devient un discours sur les discours passés. L’idée qu’il existe une réalité que l’on peut objectivement atteindre n’est- elle pas une des illusions de la modernité, qu’il convient de dissiper ? Ne servait-elle pas à asseoir la position dominante du mâle occidental sur les femmes, les minorités et le reste du monde, comme s’ingénient à le montrer les courants féministes et postcolonialistes (Bondi et Domosh, 1992 ; Rose, 1993).
L’orientation radicale a mis au point de nouvelles armes : les études consacrées aux politiques de la culture (cultural policy, l’expression est difficile à traduire) sondent tous les discours pour montrer en quoi ils servent à asseoir des dominations, à créer des inégalités, à générer des injustices (voir par exemple, Sluyter, 1997 ; Mitchel, 2000).
Le tournant culturel, ou l’approche culturelle comme fondement du renouveau de l’ensemble de la géographie
Le courant radical n’est pas le seul à s’épanouir au cours des années 1990. L’approche culturelle a d’autres finalités que de déconstruire à l’infini des discours. Elle permet de donner à la géographie de nouvelles bases épistémologiques : c’est ce que l’on entend lorsqu’on parle du tournant culturel de la discipline.
Les recherches géographiques du début du siècle se donnaient comme modèle les sciences naturelles. Les travaux des années 1950 et 1960 se calquaient sur les sciences sociales alors à la mode, l’économie ou la linguistique par exemple. Les uns et les autres s’efforçaient de gommer les aspects subjectifs de la réalité ; ils supposaient que les décisions prises par les hommes étaient rationnelles. Ils refusaient de prendre en compte les rêves, les symboles, les idéologies ou les aspira tions mystiques. Ils expliquaient le présent par le jeu de forces passées, ou, dans le cas des phénomènes de rétroaction, simultanées.
L’approche actuelle s’attache au sens que les hommes donnent au cosmos, au milieu dans lequel ils sont plongés et à la société dans laquelle ils s’insèrent : c’est à cela que sert la culture. Le monde dans lequel vivent les groupes sociaux ne résulte pas seulement de l’impact de causes antérieures ou simultanées. Il reflète le jeu des ancipations et la manière dont les êtres humains se projettent dans le futur : les au-delàs qui fournissent aux hommes les valeurs qu’ils investissent dans leurs projets, et les horizons d’attente dont ils se dotent pour orienter le cours de leur existence, doivent donc être explorés (Claval, 2001).
Dire que le présent reflète les autres mondes que l’esprit a imaginé, c’est faire intervenir un type de causalité qui n’a plus rien de mécanique, et rompre avec la tradition scientifique positive. Le futur n’est jamais une réalité tangible. Il n’existe que sous la forme de discours, d’images et de symboles. Ce sont ces éléments longtemps négligés que l’approche culturelle intègre enfin.
La mutation en cours ne concerne pas seulement un compartiment particulier de la géographie que l’on appellerait géographie culturelle. C’est toute la discipline qui se trouve affectée. Les compartiments qui séparaient les différents champs, et que l’on croyait rigides, se déforment, se déplacent et deviennent poreux. Plus question de comprendre la géographie économique si on oublie que la consommation comme l’entreprise sont bâtis à coup de préférences culturelles (Crang, 1996; Valentine, 1997; Crang, 1999), plus question d’analyser la géographie politique en négligeant le rôle de la gouvernance, ou la géographie sociale en négligeant les faits d’architecture sociale et les valeurs qui les fondent.
Des thèmes dont l’actualité devient brûlante
Voilà que les théories bâties à grand renfort de statistique et de mathématiques par les économistes se révèlent inaptes à expliquer les transformations qui affectent le monde. L’actualité est marquée de crises qui échappent aux déterminismes matériels sur lesquels on insistait il y a trente ans. Elles résultent de la résurrection de nationalismes, de l’émergence de fondamentalismes, et de la quête, par une grande partie de la population mondiale, d’une identité qui paraît lui échapper. Les régimes marxistes essayaient de gommer les cultures, ou les réduisaient à un folklore assez indigent. L’histoire se joue de leurs efforts : c’est dans les sociétés qu’ils avaient laminées que la résurgence de ces valeurs est la plus spectaculaire. Hors des pays de l’Est, les intellectuels marxistes avaient largement contribué au déclin des études culturelles, car pour eux, l’économique expliquait tout en dernière instance. La chute des murs les prive de leur crédit.
La mondialisation de l’économie et les progrès des communications bouleversent les conditions de vie et rompent les équilibres qui caractérisaient beaucoup de sociétés restées longtemps hors de l’histoire. La modernisation s’est faite si vite au cours des trente dernières années que les réadaptations psychologiques qu’elle appelle n’ont pas encore eu lieu. Les problèmes culturels n’ont jamais tenu autant de place dans les inquiétudes des hommes.
Une vue cohérente de la géographie culturelle moderne est en train de s’imposer. Les chapitres qui suivent la présentent.
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