Complexité sociale, culture et stratégies individuelles
La culture n’est pas une réalité passivement endossée par les individus : ils n’acceptent pas forcément ce qui leur est proposé et s’opposent, souvent dès leur plus jeune âge, à certaines règles ou injonctions. Dans les stratégies sociales qu’ils développent, ils peuvent adopter des attitudes très diverses à l’égard de la culture (Camilléri, 1980).
Les horizons d’attente
La culture, c’est à chaque moment de la vie une façon de se projeter dans le futur, d’imaginer ce que l’on sera et ce que sera le monde pour nous ou pour ceux qui nous sont chers dans cinq ans, dans dix ans ou à plus longue échéance. Les horizons d’attente sont bâtis à partir de ce que l’on sait du monde et de la société, des joies et des peines que la vie ici-bas peut apporter et dans la plupart des sociétés, de ce que deviendra l’âme après la mort.
Les horizons d’attente reposent sur des modèles : l’individu a besoin de héros sur lesquels il cherche à calquer son existence : au Moyen Âge, il choisissait le chevalier ou le saint ; plus tard, le missionnaire, l’explorateur ou le savant. Le cinéma a créé des stars qui ont fasciné des générations de jeunes gens. Dans l’islamisme extrémiste d’aujourd’hui, le kamikaze qui se sacrifie dans la lutte contre l’Occident suscite l’enthousiasme des adolescents.
Ce n’est pas parce qu’ils reflètent souvent la mode que les horizons d’attente ne doivent pas être pris au sérieux. Ils sont généralement plus solides, plus cohérents et plus centrés sur la situation de chacun qu’on ne le pense : ce sont des projets, pas des rêves. Ils couvrent tous les aspects de l’existence : le logement que l’on aura, la carrière que l’on fera, les relations que l’on tissera, les voyages que l’on effectuera. Ils prennent en compte les règles instituées par le groupe, qu’il faudra respecter ou contourner, et les normes et règles que prescrit la religion — réinterprétées au besoin.
L’action humaine ne peut se comprendre sans prise en compte des horizons d’attente. Les sciences sociales les ont peu étudiées. Robert K. Merton consacre un chapitre de ses éléments de théorie et de méthode sociologique à la théorie du groupe de référence (1957/1965). Dans le domaine économique, J. Duesenberry s’attache aux effets de démonstration (1949) : ceux-ci naissent des anticipations que forment les habitants du Tiers Monde au contact des sociétés développées : pour eux, la modernisation passe par l’accès à de nouvelles formes de consommation. L’épargne est du coup sacrifiée, ce qui gêne considérablement le démarrage économique dans ces pays.
La prise en compte des horizons d’attente donne une dimension dynamique à l’étude des réalités culturelles : elle situe celles-ci dans une perspective stratégique, et montre que l’avenir n’est pas façonné seulement par les normes que les sociétés ont adoptées. Le monde qui se fait traduit le jeu des anticipations auxquelles chacun se livre beaucoup plus que le poids des principes collectifs que fixent la morale et la religion : sans cela, on ne comprendrait pas que des sociétés qui partagent la même foi puissent autant différer par leurs réalisations et changer sans cesse au cours du temps.
Stratégies individuelles et sociétés à culture statique et fermée
Nombre de sociétés ont tendance à considérer que les savoir-faire, les connaissances et les valeurs sur lesquelles elles sont bâties n’ont aucun besoin d’être améliorés ou modifiés. C’est souvent le cas des groupes sans écriture : ne gardant pas de témoignage objectif de ce qu’ils étaient, ils refusent de croire qu’ils changent. Leurs membres conçoivent la société comme un ensemble statique qui se reproduit indéfiniment à l’identique.
Quelles que soient la complexité des coutumes, la richesse des mythes et la précision des connaissances relatives à l’environnement, la culture apparaît dans ces cas comme limitée, ce qui laisse la possibilité aux individus d’en faire le tour, d’en expérimenter toutes les facettes et d’en acquérir les détails.
Pour améliorer son statut et bénéficier de l’épanouissement culturel le plus complet, la stratégie est alors simple : jouer le maximum de rôles et occuper au cours de l’existence toutes les positions, celles de responsabilité tout au moins. La consécration vient tard, puisque dans un tel contexte, l’avantage échoit à ceux qui ont accumulé l’expérience la plus variée et la plus étendue : la considération culturelle et l’autorité qu’elle permet d’exercer sur la société sont des privilèges do la vieillesse qui garde en mémoire les traditions les plus anciennes et connaît toutes les difficultés que réserve la vie.
Lorsque la division du travail s’accentue et que la gamme des techniques que mobilisent la vie matérielle et l’organisation sociale se diversifie, il n’est plus possible à quelqu’un d’endosser tous les rôles. Beaucoup de sociétés traditionnelles s’arrangent cependant pour rester fidèles à une conception fermée et statique : il leur suffit de traiter les spécialistes dont elles ont besoin en hors-statuts. Dans le monde africain, les forgerons se rattachent généralement à une caste dont la fonction est reconnue et honorée, mais qui reste extérieure au corps social.
Stratégies individuelles et cultures ouvertes : recherche de la singularité ou accomplissement personnel
Les conditions changent lorsque les sociétés se définissent par des cultures ouvertes susceptibles de se transformer et de s’enrichir. Plus question pour un individu de connaître la totalité de la culture — l’âge ne change plus grand-chose .1 l’affaire. Pour s’affirmer dans le champ culturel, l’individu a le choix entre la recherche de la singularité et l’accomplissement personnel.
Les gens imitent ce qui se fait autour d’eux pour s’identifier au groupe où ils vivent. Mais le souci de copier le voisin, la mimesis des Grecs, est généralement balancé par le désir de se singulariser : les sociétés à cultures ouvertes le permettent, C’est la volonté d’émerger de la foule qui pousse à l’excentricité.
Imitation et recherche de la distinction sont intimement mêlées dans les jeux de la mode. Certains cherchent à s’affirmer en arborant des tenues qui sortent de l ‘ordinaire : ils anticipent le goût qui est en train de se former. Comme cette motivation est partagée par d’autres, le résultat est à l’opposé de celui qu’ils escomptent : ceux qui croyaient trancher sur la grisaille sont rattrapés par celle-ci.
Une seule parade : continuer à innover jusqu’à se détacher enfin — mais pour de courts moments — du troupeau qui emboîte inéluctablement le pas de ceux qui se distinguent.
Ces stratégies compétitives de singularisation-imitation sont responsables des engouements et entraînements collectifs qui tiennent une place décisive dans les processus de contagion sociale et de diffusion.
L a culture ne permet pas seulement de se faire remarquer par des comporte monts exceptionnels. Lorsqu’il n’est plus possible de connaître tous les champs de la culture, c’est par l’approfondissement et la maîtrise de certains d’entre eux que l’on devient exemplaire. L’épanouissement et la réalisation de soi qui en résultent se matérialisent de diverses manières. Le paysan sera fier de la vigueur des bêtes qu’il élève, de ses labours réguliers, de l’abondance de ses récoltes et de l’aspect des champs et des bâtiments qui lui appartiennent. Tel Colas Breugnon, l’artisan menuisier, héros du roman homonyme de Romain Rolland, jouira de déceler, dans le bois qu’il travaille, les indications de forme et de grain qui donneront vie et cachet au meuble qu’il prépare ou à la sculpture qui l’ornera.
Ceux qui apprennent les formes savantes de la musique, ou se spécialisent dans la peinture, la sculpture ou l’architecture, passent par les mêmes phases austères d’apprentissage. Le sentiment d’accomplissement qu’ils retirent de cette voie difficile est plus profond que celui que l’on rencontre dans des secteurs plus abordables ; les joies que donnent la conquête du vrai ou la contemplation du beau sont plus pures et plus exaltantes. La maîtrise des aspects théoriques et normatifs de la culture confère à ceux qui la détiennent une autorité intellectuelle, artistique ou morale.
Situations de contacts et privilèges des intermédiaires
La possibilité de contacts multiples offre d’autres stratégies culturelles aux individus (Leach, 1954). Le problème que rencontre la majorité de ceux qui se côtoient vient de ce qu’ils ne maîtrisent pas les codes et les conventions des groupes auxquels ils n’appartiennent pas. Une partie de ce qu’ils aimeraient faire connaître n’est pas compris ; ils en sont peinés et surpris, et retiennent difficile¬ment des mouvements d’impatience. À l’inverse, ils saisissent mal ou pas du tout ce qu’on leur dit et ont volontiers le sentiment qu’on se joue d’eux.
L’individu familier des cultures en contact jouit d’une situation avantageuse : il change de groupe en fonction de ses activités, des contacts qu’il veut établir et des marges de liberté dont il a besoin. Il sert d’intermédiaire à ceux que la barrière des codes arrête. Le truchement apparaît comme un personnage privilégié. Sa maîtrise de codes multiples lui confère un certain prestige. Son intervention est indispensable pour nombre de relations, ce dont il retire de l’influence et du pouvoir.
Ce n’est pas par toujours par choix que l’on est à même de jouer sur deux ou plusieurs cultures : les métis bénéficient plus ou moins du bagage du père et de celui de la mère ; ceux dont les parents sont, pour des raisons professionnelles, au contact de deux mondes ont plus de chance de les connaître. Ils y sont souvent préparés systématiquement. Mais les cas où l’accès à la culture de l’autre résulte d’une décision autonome ne manquent pas. Dans les situations coloniales, c’est par choix que beaucoup d’indigènes décidaient d’asseoir leur position sociale en s’installant à cheval sur la culture locale et la culture occidentale.
L’expérience du relativisme culturel et la formation des élites
A fréquenter plusieurs groupes, on découvre vite la relativité des conventions et des normes qui les caractérisent. Tant que l’on reste prisonnier d’une culture, tout y apparaît comme marqué du sceau de la nécessité, tout y semble légitime. Les mœurs, les institutions, les mythes, les croyances vont de soi et semblent relever davantage du registre de la nature que de celui de la création humaine.
Le dépaysement libère en permettant des comparaisons : il y a, c’est vrai, une logique commune des institutions. Cela légitime les dispositions imaginées pour luire face à tel ou tel besoin ou faciliter l’accomplissement de telle ou telle fonction, mais rien ne permet a priori d’affirmer qu’une solution soit supérieure aux autres.
Les situations de contact culturel ouvrent ainsi la voie aux remises en cause. En luisant découvrir d’autres codes et d’autres systèmes de règles, elles invitent à . interroger sur les bases de l’univers dans lequel on vit. Face au danger d’une éventuelle remise en cause, la réaction peut être, à l’inverse, de s’enfermer dans .011 propre système et de condamner ceux auxquels il est confronté — c’est la
logique des fondamentalismes.
Dans les sociétés où la culture est assez diverse et ouverte pour qu’y apparaissent des groupes spécialisés dans le maniement de ses aspects abstraits, philosophiques, scientifiques, religieux ou artistiques, le dépaysement fait souvent partie 11rs techniques de base de la formation des individus : depuis la Renaissance, les élites européennes ont été initiées à la fois à la société de leur temps, et à la langue et à la culture de la Grèce et de la Rome antiques. La fréquente lecture de la Bible offrait un troisième pôle de distanciation. La plasticité de la culture occidentale, su capacité à changer de codes, de règles ou de normes sans perdre son unité et son inspiration profondes viennent sans doute de là.
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