Connaissance théorique, normes abstraites,systèmes, religieux ou métaphysiques
Ce qui est transmis appartient dans une large mesure à la catégorie des manières île voir et de dire.
L’appréhension du monde et de la société se fait à travers les sens. La vue est essentielle pour situer les objets et les êtres dans l’espace et repérer les mouvements ; l’ouïe donne une dimension sonore à l’environnement, supplée i imparfaitement) la vue pour appréhender l’étendue et colore la vie de moments ‘l’harmonie, d’émotion, d’effroi ou de panique; l’odorat renseigne sur les matières et se joint au goût pour transformer le boire et le manger en plaisirs.
La sensation n’est jamais pure : l’individu vit dans une société, utilise un vocabulaire de formes et de couleurs qui prédéterminent ce qu’il ressent : il perçoit le monde à travers les grilles de lectures qu’il a reçues. Son regard cherche à repérer les découpages qu’évoquent les mots qu’on lui a transmis et les constructions mentales qui les complètent. La culture fait ainsi passer des uns aux autres des représentations collectives. Ce que nous lisons dans le monde et dans la société, c’est ce que nous avons appris à y voir : nous l’énonçons dans des termes que nous savons utiliser. Certaines personnes sont plus observatrices et font preuve d’un esprit plus curieux : leur regard perçoit plus de détails et décèle des configurations qui échappent aux autres. Mais la manière dont le champ visuel est balayé, dont les sons sont analysés et les parfums remémorés, porte la marque de cadres communs.
La saisie du réel revêt toujours une dimension sociale : les représentations qui viennent de la collectivité aident les hommes à structurer et à penser leur environnement. Elles lui donnent un sens, mais les empêchent souvent de voir certains de Nés fruits (Bailly et Scarlati, 1990 ; Hancock, 1993 ; Abric, 1994, Bakhtine, 1977).
Les représentations, on passe à des ensembles d’idées qui organisent le monde, ,i des concepts abstraits, des théories donc, qui sont à la base du savoir. Chaque culture se caractérise par un système original de représentations et de constructions intellectuelles. 11 n’est pas sans influer sur l’affectivité et sur l’activité. Pour les uns, le tonnerre qui gronde manifeste la colère des dieux ; pour d’autres, il s’unit d’un phénomène électrique dont on peut se protéger par un paratonnerre.
Nous recevons de notre entourage un système hiérarchisé de préférences et de valeurs. Il dicte notre attitude et guide nos choix. Le bien et le mal, le beau et le laid, le permis et l’interdit, le sage et le fou, varient selon les cultures. Bien des malentendus des attitudes de mépris ou de rejet ont là leur origine.
Les valeurs se structurent en systèmes de croyances et de normes abstraites de comportement qui sont du domaine de la religion ou de la métaphysique. Les frontières religieuses entre les peuples sont souvent les plus sensibles.
Les idéologies se veulent des constructions laïques et rationnelles qui donnent un sens à l’histoire et garantissent l’ordre social et le bonheur des peuples. Malgré leurs prétentions universalistes, elles suscitent souvent des passions et des blocages comparables à ceux des religions.
La construction du réel par la culture
Les catégories sociales qui nous sont familières parce qu’elles sont conformes aux conventions et aux normes de notre culture ne sont pas universelles. La manière de définir les groupes de parenté, les responsabilités et les rôles des hommes et des femmes, l’autorité reconnue aux vieillards ou aux adultes, le statut de l’adolescence et de la jeunesse varient d’un lieu à l’autre. Une des tâches de la géographie culturelle est de montrer comment les systèmes de valeurs se traduisent par des articulations spécifiques du social.
Dans les pays anglo-saxons, on se passionne pour ce genre d’analyse : dans un recueil d’études de géographie culturelle (Anderson et Gale, 1991), les travaux réunis concernent surtout la manière dont les hommes « construisent des géographies ». Les deux auteurs passent ainsi en revue les identités d’inclusion et d’exclusion, les rapports de la culture et du capital, et ceux de la culture et de la nature, pour terminer sur la manière dont la terre est appréhendée (« construite » devrait-on-dire) dans les groupes de cueilleurs-chasseurs en Australie et en Amérique du Nord aujourd’hui. Dans un registre voisin, Maps of Meaning de Peter Jackson (1989) s’attache à la façon dont la race, le sexe et la déviance, ainsi que leurs traductions spatiales, sont des données sociales construites.
Ces approches reposent généralement sur l’analyse des discours qui donnent leur justification aux catégories et à leurs frontières. Elles connaissent un succès d’autant plus vif qu’elles débouchent souvent sur une vision « critique » du réel, soulignent l’injustice faite aux femmes, aux jeunes, aux vieillards et aux minorités, homo¬sexuels ou immigrants. Mais elles ne retiennent qu’un des aspects de la géographie culturelle. Elles ne donnent pas une place suffisante aux pratiques et ignorent les aspects matériels et les implications biologiques des faits de culture. Elles saisissent les géographies telles que les gens les disent, et non pas telles que les flux d’échange et les faisceaux de relations institutionnalisées les façonnent réellement.
La mémoire et ses formes
Dans la mesure où l’action humaine n’est pas fondée directement sur l’instinct, mais sur l’instinct encadré, normalisé et canalisé par la culture, elle suppose mémorisation de schèmes de conduite, d’attitudes, de pratiques et de con minces. Les formes que revêt la mémoire sont multiples.
Certaines proviennent d’un dressage qui fait entrer dans nos réflexes des réponses plus ou moins automatiques. Le but n’a rien d’intellectuel : placé dans . ci laines circonstances, l’individu réagit sans avoir besoin de délibérer, ses gestes s’enchainent, son attention est libre de se concentrer sur les points importants de lu scène pour bien répondre aux défis qu’elle pose. Dans beaucoup de domaines, |‘intériorisation de séquences de gestes et leur mémorisation jusqu’au niveau où elles deviennent des automatismes impliquent un apprentissage et la répétition d’exercice simples. L’enfant qui apprend à écrire passe des heures à mouler les lettres qu’on lui donne à copier.
La mémoire mise en œuvre dans la transmission de la culture est ensuite verbale. Ce que l’on apprend par cœur est très hétérogène. Cela va des proverbes, les règles de la morale ou des préceptes de conduite à la table d’addition ou de multiplication, aux formules mathématiques ou chimiques, aux lois physiques.Dans certaines populations où les structures élémentaires de parenté {cf. chap. 5, punit 3) sont essentielles, les enfants débitent sans hésiter leur généalogie sur dix ou quinze générations. Ailleurs, ce sont les mythes, les récits fondateurs ou les i » mies qui se transmettent fidèlement.
Les propriétés rythmiques de la langue sont mises à contribution pour aider la mémoire : ce qui s’exprime en vers se retient mieux. Dans les sociétés qui ignorent l’écriture, la capacité mentale d’enregistrement est cultivée à un point qui ni >us étonne : il est des gens capables de réciter mot à mot de longs messages qu’ils n’ont mis que peu de temps à apprendre.
La charge donnée à la mémoire diminue avec l’écriture : a quoi bon s’encombrer de généalogies à n’en plus finir lorsqu’il existe des documents où les consulter ? Les mythes sont parfaitement préservés lorsqu’ils ont donné lieu à rédaction. Plus personne n’est capable d’assimiler instantanément de longs textes : pour communiquer des messages complexes, il est plus facile d’écrire, de téléphoner ou d’envoyer un fax.
La mémoire visuelle demande, pour être développée, toute une gymnastique du regard. Celle-ci peut s’appuyer sur des procédés verbaux : ils apprennent à découper le champ visuel, à le parcourir dans un certain ordre, à y repérer des directions structurantes. Mais c’est en dessinant que l’on fixe le mieux ce que l’on voit au point de pouvoir reconstituer de mémoire les visages que l’on a croqués cl les paysages que l’on a fixés.
À la mémoire vivante subjective des réflexes acquis, des mots et des images, •.’ajoutent les mémoires mortes objectives. Les indications fonctionnelles qui i li H vent être retenues sont inscrites dans les outils, dans les maisons ou dans les paysages, car ils ont été conçus pour certains usages qu’ils conditionnent. La norme de la faux guide le geste du faucheur et lui suggère le lent balancement dissymétrique du corps qui permet de couper l’herbe ou le blé d’un seul mouve¬ment sur un arc de cercle de près de deux mètres de rayon.
Les objets ne sont pas simplement des supports de la mémoire fonctionnelle. Ils prennent souvent une charge symbolique : on gardait sur soi une mèche de cheveux de celle que l’on aimait avant de disposer de son portrait ou de sa photo.
Les autels, les temples, les croix des chemins rappellent les esprits invisibles qui peuplent le monde, ou le dieu qui préside à sa destinée. Des monuments commémoratifs sont érigés.
La mémoire ne s’objective cependant vraiment qu’avec l’écriture et avec l’essor du dessin, de la peinture et des moyens de les reproduire. La culture d’un groupe ne se confond pas avec la somme des connaissances et des pratiques que les gens ont présente aujourd’hui dans leur mémoire — un ensemble relativement fragile et limité. Elle comporte aussi tout le savoir latent déposé dans les livres (Moles, 1967) et qu’il est possible de ranimer à n’importe quel moment. Les acquis de l’Antiquité se sont dissipés à l’époque des grandes invasions, mais ils ont ressuscité et sont redevenus une des composantes vivantes de la culture à l’occasion des mouvements de retour à l’Antique de l’époque de Charlemagne, des xie et xiie siècles et surtout de la Renaissance, que propagent les milieux humanistes à partir du xiiie siècle.
Au contact de civilisations dotées de l’écriture, les sociétés orales se modifient : leurs membres apprennent à s’appuyer sur les documents élaborés et conservés par d’autres pour asseoir leur influence ou accéder au pouvoir (Amselle, 1990).
Les mémoires objectives sont très diverses par leurs supports et par les signes et symboles qu’elles mobilisent. Les progrès de l’informatique permettent cependant de mieux mesurer ce qu’elles ont en commun. Les procédés binaires de notation ont des applications universelles : ils traduisent la voix, la musique aussi bien que les images. Les possibilités qu’ouvre ainsi la technique ont des implications géographiques considérables. Les mémoires objectives traditionnelles étaient mobiles, mais il fallait un certain temps pour envoyer d’un lieu à l’autre une lettre, un livre, une carte, un dessin ou une partition musicale (Moles, 1967). La conservation des documents impliquait des bâtiments adaptés à leur nature : il fallait des musées et des galeries à côté des bibliothèques.
Les nouvelles technologies rendent le contenu des mémoires objectives instantanément transférables à longue distance : il est possible d’avoir ainsi communication de textes aussi bien que d’images. La géographie de la culture s’en trouve profondément affectée.
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