Des fleuves à fins multiples : Le fleuve et lieu d'activités industrielles
La place des activités industrielles dans l’affectation des ressources en eau varie considérablement d’un ensemble géopolitique à l’autre, allant de 5 % en Asie à 61 % dans la CEI, alors que l’Europe occidentale et l’Amérique du Nord se situent respectivement à 47 et 49 % (tableau 2). Ces valeurs considérables ne doivent pas occulter le fait qu’à la différence des usages agricoles qui consomment l’essentiel des volumes dérivés, l’industrie ne fait le plus souvent qu’utiliser l’eau au passage avant d’en restituer la majeure partie, ce qui pose le problème de la qualité des rejets dans le milieu fluvial.
Par ailleurs, la relation spatiale des activités industrielles au système fluvial est plus complexe – ou moins fatale – qu’elle ne l’est dans le cas de l’irrigation et de la production hydroélectrique. Entrent en ligne de compte dans des combinaisons multiples, l’utilisation de la voie d’eau, la production hydroélectrique, l’accès à d’éventuelles matières premières, la proximité de régions urbaines qui sont à la fois des centres d’impulsion et de consommation. Le tout éminemment variable dans le temps et selon le type d’espace considéré.
Rythmes d’équipement et constructions régionales
Dans les pays riches, évolutions continues et lentes maturations
Si l’eau a joué un rôle essentiel lors de la phase proto-industrielle qui s’achève avec la diffusion de la machine à vapeur, les grands fleuves – européens ou asiatiques – sont moins concernés que les petites rivières : on ne trouve que des cours d’eau modestes aux origines de la draperie de Mazamet ou de la coutellerie de Thiers, et si des industries du même ordre se sont implantées sur de grands bassins fluviaux, c’est toujours sur des affluents et des sites d’amont, comme ceux de Graz, de Solingen ou de Brescia qui disposaient d’eaux abondantes et de fortes pentes sur des cours d’eau dont les dimensions se prêtaient à l’établissement d’un bief de moulin.
Durant la phase hercynienne de l’industrie, – charbon et vapeur impliquant la concentration des ateliers – les usines se sont rapprochées des axes fluviaux navigables par lesquels arrivait le charbon. Simultanément les ateliers des campagnes se vidaient au profit des centres urbains. Puissants ou modestes, les fleuves de l’Europe et de l’Amérique du Nord ont également bénéficié de cette dynamique avec, toutefois, quelques zones de forte activité sur des grands fleuves, comme le Rhin au niveau de la Ruhr ou comme les deux branches supérieures de l’Ohio, la Monongahela et l’Allegheny. Dans les deux cas, le fleuve joue un rôle essentiel dans l’acheminement des matières premières qui ne se trouvent pas sur place (notamment le fer), et dans la distribution des produits sidérurgiques. Le charbon n’est pas seul en cause et il arrive également que les ruptures de charge consécutives aux ruptures de pentes favorisent le développement d’industries qui utilisent la force mécanique de l’eau tout en profitant des avantages de la navigation vers l’aval : Montréal avec les rapides de Lachine et surtout Minneapolis, tête de la navigation sur le Mississippi et premier centre de minoterie de l’Amérique du Nord, sont dans ce cas. Les fleuves des pays pauvres ne participeront à cette phase de valorisation que par le biais des exploitations minières sous leurs formes les plus extrêmes, garimpeiros ou fortyniners d’un côté, Union Minière du Katanga de l’autre.
La montée en puissance de l’électricité au début du XXe siècle va bouleverser à nouveau la donne spatiale. Dans un premier temps, l’état des techniques – prépondérance des hautes chutes et transport de courant limité à de faibles distances – va favoriser les hautes vallées alpines qui verront se multiplier les sortes de pâte à papier, électrochimie et électrométallurgie. Chippis en Suisse,Graz et Steyr en Autriche, Saint-Jean de Maurienne ou Livet-Gavet en France, profiteront de cette période. Par la suite, ces sites alpins seront pénalisés, surtout en France par leur localisation excentrique et l’hydroélectricité profitera de plus [ce plus aux grands axes fluviaux. D’abord ceux des pays riches, essentiellement le Saint-Laurent et le Mississippi. Sur le Saint-Laurent et ses affluents en particulier, les centrales hydroélectriques actionneront des usines à papier, des centres «ie production primaire d’aluminium et des centres de première transformation je métaux non ferreux sur la Saguenay (Arvida, Chicoutimi), la rivière Saint- Maurice (Shawinigan), la rivière Saint-François (Sherbrooke), la rivière des Ou tabouais et le fleuve (La Malbaie, Saint-Romuald, Trois-Rivières).
Les progrès réalisés dans les techniques de transport du courant amèneront ¦ne diffusion spatiale plus large de l’énergie, parfois au détriment des sites fluviaux. Référence positive, l’équipement de la Tennessee a largement profité à Industrie régionale avec la création des deux arsenaux de Huntsville et de Muscle Shoals, l’implantation d’usines d’engrais et d’alumininium et les premiers pis de Pindutrie du nucléaire. Référence négative, le courant produit sur la Columbia et le Colorado n’a pas été utilisé sur place mais a servi de base à l’industrialisation de la Côte Ouest dans les années de guerre. Sur le Rhône, le programme initial des années trente prévoyait que l’électricité produite par le tieuve serait valorisée dans la vallée. Lors des grandes mises en chantier trop longtemps différées, et la nationalisation du secteur électrique aidant, l’énergie rhodanienne a été absorbée par un réseau interconnecté à l’échelle nationale ; la principale retombée régionale aura été l’implantation de quatre centrales nucléaires (cinq avec Creys-Malville) et de deux usines de production d’uranium enrichi (Marcoule et Pierrelatte) : des cathédrales dans le désert, la fonction d’animation ne dépassant guère le niveau du commerce local.
En tout état de cause, l’évolution des techniques de transport du courant permet de plus en plus souvent la dissociation des lieux de production et de valorisation de l’électricité d’origine hydraulique. Le transport a tout de même un coût, généralement masqué par le recours à des tarifs de péréquation et la vente du courant au prix calculé à la borne pourrait être un sérieux argument dans l’aménagement des régions productrices. À défaut, on observe que les grands centres industriels implantés dans les vallées fluviales doivent plus à l’activité des transports qu’à la production d’énergie. En témoignent les organisations spatiales du Mississippi et du Rhin.
L’hydroélectricité et la construction du socialisme
Dans un tout autre contexte idéologique, l’hydroélectricité a été l’un des principaux moteurs de l’industrialisation soviétique dans quatre régions:
– la boucle du Dniepr équipée dès 1932 avec la construction du Dnieproges.
Actuellement, une chaîne de cinq grands réservoirs a permis la création de
plusieurs combinats industriels (Tchernobyl-Kiev, Krementchoug,
Dniepropetrovsk, Zaporoje Donetsk, Krivoi Rog, Nikopol et Kherson) avec quelques dominantes : sidérurgie lourde, aluminium et métaux non ferreux, chimie ;
- l’escalier de retenues de la Volga édifié sur la base des concepts d’aménagement des années soixante. Cet ensemble a permis entre autres l’implantation des usines de matériel électrique et hydroélectrique de Kouibyshev et de Volgograd, la construction de l’usine automobile et de la ville nouvelle de Togliattigrad ainsi que celle de Naberejnye Tchelny ;
- la région de l’Angara et du Haut-Ienisseï, caractérisée par l’utilisation des carrefours entre axes fluviaux (Angara-Ienisseï) et des voies ferrées (Transsibérien. BAM) pour la création cx-nihilo de régions urbaines industrielles suscitées par les grands équipements hydroélectriques, reflète la priorité accordée aux industries lourdes dans les années cinquante. L’ouvrage d’Irkoutsk a suscité les usine villes de Chelekov spécialisées dans l’aluminium, et d’Angarsk, ville des industries du sel et de la pétrochimie. Plus au Sud, l’ouvrage de Saïano-Shoushenst plus récent (1989) et fort de 6 400 MWe a permis le démarrage de multiplet industries dans la région de Saïansk. Le complexe de Bratsk-Oust-Ilimsk- Krasnoïarsk qui intègre trois des plus grandes centrales du monde, a donne naissance à la ville nouvelle de Bratsk qui compte plus de 250 000 habitants et coordonne deux filières d’activités : la filière carbochimie – pâte à papier, cellulose – et la filière aluminium. La ville de Krasnoïarsk produit les équipements nécessaires aux fronts pionniers, grues, bouteurs, excavateurs ;
- longtemps considérée comme une marge frontière d’intérêt plus stratégique face au « péril jaune » qu’économique, la vallée de l’Amour est en cours d’équipement avec la construction de deux centrales sur le fleuve frontalier. Ces ouvrages serviront de pivot à l’établissement de centres industriels réalisés en coopération avec la Chine.
Dans ces quatre ensembles régionaux, la politique suivie a été moins k recours à l’interconnexion et à la construction de réseaux de transport à très haute tension, que l’utilisation sur place d’un courant produit à très bon marche en vue de la création de nouveaux espaces économiques dont la production est assez spécialisée pour être distribuée sur toute l’étendue d’un vaste territoire. Au vu de la configuration spatiale de ce qui fut l’URSS et même en tenant compte de l’efficacité très relative de méthodes de gestion centralisées mais non coordonnées, on peut se demander s’il existait des alternatives à cette option.
L’Amérique du Sud entre réseaux urbains et fronts pionniers
Le cas du Brésil illustre bien les difficultés auxquelles se heurtent les pays neufs d’économie libérale et donc astreints à un effort de rentabilisation de leurs investissements. Ce pays dispose à la fois de vastes espaces urbanisés sur son littoral, et d’importantes ressources hydrauliques excentrées par rapport à ces périphéries dynamiques : la conjonction de ces deux données pose de multiplet problèmes.
Dans le cas d’Itaipu, implanté à près de 1 000 km de Sao Paulo, soit une distance limite pour le transport du courant, l’alternative se posait entre la valorsanon du courant sur place et l’exportation vers Sao Paulo. Mais il ne reste du pian d’industrialisation initial qu’une cimenterie (reliquat du plus grand chantier du monde), une usine d’aluminium et une petite industrie du bois. Le tout sans commune mesure avec le potentiel de l’ouvrage. Peu importe au demeurant, puisque l’agglomération pauliste absorbe sans difficulté le gros de la production en sus de celle des centrales du Haut-Parana, Fumas et Vermelha sur le Rio Grande, Bara Bonita et Promisao sur le Tiete et Ilha Solteira sur le Parana. Même évolution sur le Sao Francisco riche de 10 000 KWe et dont le débit régulé par b retenue de Sobradinho autorisait la circulation de convois poussés sur son cours moyen, le tout pouvant faciliter l’implantation de puissantes structures industrielles et dynamiser tout le Nordeste. La Codemsf organisme d’aménagement conçu sur le modèle de la Tennessee Valley Authority, produisit de nombreux plans qui enrichirent force bureaux d’études mais ne débouchèrent finalement que sur le transfert du courant vers les villes du littoral.
Le bilan des plans d’équipement de l’Amazonie est encore plus consternant. Compte tenu, et de l’éloignement des grands centres de consommation du courant, et de l’absence quasi totale d’infrastructures et de services, la mise en valeur du capital hydraulique passait logiquement par la valorisation sur place, selon la formule soviétique qui consiste à créer des foyers de peuplement et d’activité économique qui se transforment en régions neuves. L’esprit pionnier pendant, l’entreprise nationale Eletrobras et sa filiale régionale Eletronorte ont construit la puissante centrale de Tucurui sur le Tocantins, aux fins de valorisation du minerai de fer de Carajas et de la bauxite du Para. L’attraction littorale a fait que les usines de traitement n’ont pas été implantées sur place mais sur la côte, entre Belem et Sao Luis.
Si la sidérurgie de Sao Luis se développe de façon satisfaisante, il n’en va pas de même des usines d’aluminium qui sont loin de tourner à plein régime. M. Droulers signalait en 1995 que l’usine de Sao Luis faisait un chiffre d’affaires annuel de 1 milliard de dollars, alors que le service de la dette d’Eletrobras, maître d’œuvre, s’élevait à 2,2 milliards de dollars. Ne restent sur place que des impacts (eaux putrides à la suite du non-déboisement de la retenue) qui compromettent toute chance de développement local.
Les faiblesses de l’Etat-entrepreneur dûment vilipendées, reste à savoir si l’entreprise privée est plus performante. L’expérience du Jari ne manque pas d’éclairer la question. Dernier affluent en rive gauche de l’Amazone, le Jari prend sa source près de la frontière guyanaise et draine un vaste désert forestier. Sur incitation du gouvernement brésilien de l’époque, le milliardaire américain D.K. Ludwig acquit les droits de propriété d’un vaste territoire de plus d’un million d’hectares, aux contours mal délimités, en vue de promouvoir un modèle de gestion applicable à l’Amazonie. Modèle simple : défricher la forêt originelle peu productive parce que trop diverse et la remplacer par des plantations uniformes d’une ou deux espèces à croissance rapide ; exploiter cette forêt industrielle à partir de deux
usines flottantes de pâte à papier ; aménager simultanément de vastes rizières pour nourrir les ouvriers ; organiser l’espace autour de la future ville de Monte Dourado En fait 20 000 hectares seulement furent plantés avant qu’on ne constate l’inadaptation des sols forestiers aux espèces sélectionnées. Les usines à papier ne furent pas approvisionnées et l’aventure commencée en 1966 s’acheva en 1982 par la vente à perte à un consortium brésilien qui assuma une faillite discrète.
L’expérience américaine de la Tennessee Valley Authority constitue un incontestable succès dans lequel entrent à parts égales, une planification rigoureuse, une conjoncture favorable et un appui fédéral qui ne fut jamais défaillant. Il semble que les ingrédients de la recette n’aient pu être transférés, ni dans les pays socialistes qui ont beaucoup investi pour des réalisations discutables et non rentables, ni dans les pays pauvres comme ceux qui bordent le Mékong, ni même dans un pays pionnier comme le Brésil. Les voies du développement sont difficiles et le formidable atout que constituent les potentiels énergétiques des grandi fleuves n’est que rarement gage de succès en matière de développement industriel.