Grands fleuves et grands travaux : Logiques d'intervention
Il n’est pas sans intérêt de noter que d’une période à l’autre, d’un système socio-économique à l’autre, ce sont toujours les mêmes ressorts et les mêmes contingences qui président aux aménagements hydrauliques, qu’il s’agisse d’interventions lourdes ou légères sur des fleuves petits ou grands. On retiendra, au plan des contingences, que la mise en valeur d’un potentiel hydraulique donné est indissociable de techniques complexes et de moyens puissants, tant en hommes qu’en capitaux ; que cette mise en valeur est généralement difficile pour des résultats parfois aléatoires ; que les grands complexes hydrauliques posent en matière de protection contre les crues, d’assainissement des sols, d’irrigation et de sûreté en matière de barrages, de sérieux problèmes. Bref, mieux vaudrait rechercher des alternatives à la mobilisation de l’eau. Comment expliquer dès lors la pérennité des grands aménagements dans le temps et leur multiplication actuelle dans l’espace ?
Pressions et incitations environnementales
L’une des hypothèses les plus anciennement fondées au plan scientifique, est celle du changement environnemental illustrée par la théorie du changement climatique formulée par Gordon Childe et reprise par K.W. Butzer . Traitant de l’Égypte, ce dernier évoque le passage rapide d’un climat humide, comme en témoignent les gravures rupestres sahariennes, à un climat désertique. Ce dessèchement aurait contraint hommes et bêtes à se replier dans la vallée du Nil et suscité de ce fait, le passage du stade chasse-cueillette au stade de la culture irriguée. Le même raisonnement peut être repris pour d’autres lieux, entre autres le Moyen-Orient, avec des chrono climatologies différentes.
Le changement environnemental peut revêtir d’autres formes et Ch. Reed met en relation avec la transgression maritime du VIIIe millénaire B.P., phénomène qui a provoqué la transformation de vastes zones littorales en marais et l’invention de la riziculture. Il n’est pas sans intérêt d’observer que parmi les peuples affectés par ce mouvement autour de la plate-forme de la Sonde, les uns (Bornéo) optèrent pour le milieu forestier et la culture de l’igname, les autres pour le marais et le riz. Placés dans un contexte facile, les premiers en restèrent à l’âge de pierre ; les seconds amorcèrent le parcours que l’on sait. À l’origine des grandes civilisations hydrauliques, se trouverait donc la crise, en l’occurrence une «rie de crises environnementales, suscitant un effort d’adaptation qui, à terme, « révèle hautement positif.
Savoir si cette théorie, maintes fois discutée et toujours renouvelée, doit se limiter aux registres combinés de l’archéologie et de la paléoclimatologie ? Son application dans le domaine de l’hydraulique moderne et contemporaine ne manque pas de pertinence. Ainsi de la sécheresse sahélienne actuelle qui a vu la conversion à l’irrigation des cultivateurs de mil dans la vallée du Sénégal. Dans un autre contexte spatio-temporel, ce sont des séquences catastrophiques qui furent à l’origine des travaux de poldérisation hollandais, depuis la grande tempête de 1170 et Pelisabethvloed de 1421 (peut-être 100 000 morts), qui arquent les débuts des endiguements localisés, jusqu’à la catastrophe de février 1953 qui est à l’origine du plan Delta.
Le rôle de la pression démographique
Inversant la théorie de Malthus, E. Boserup a montré que les civilisations agraires étaient par définition hostiles à tout changement, dans la mesure où route intensification du travail agricole implique une dépense d’énergie supérieure à son rendement énergétique. Dans ces conditions, tout changement – que ce soit le passage du bâton à fouir à la houe ou le passage de l’agriculture eche à l’agriculture irriguée – ne se fait que sous la contrainte, en général et pour l’époque actuelle, sous la pression d’un accroissement de la population.
Cette thèse qui n’est nullement incompatible avec la précédente, la notion de crise étant commune à l’une et à l’autre, est à rapprocher des motivations souvent avancées pour justifier les grands travaux hydrauliques, seuls capables d’ajuster la production agricole au rythme d’une croissance démographique qui, dans bien des pays, se fait au rythme d’un doublement en trente ans. Point n’est besoin d’insister sur le fait que là encore, le recours à l’hydraulique apparaît, à tort ou à raison comme le palliatif d’une crise qui doit être résolue dans l’urgence.
Crises sociales et grands travaux
La politique keynésienne des grands travaux supposés réduire le chômage et relancer la consommation a donné lieu à l’équipement hydraulique de Ouest américain mais aussi à l’aménagement de la Tennessee. À peu près à la même date, l’Ente Delta Padano fondée par Mussolini entreprenait un vaste programme d’assèchement et d’aménagement dans le delta du Po. La conjonction des crises sociales et des grands travaux hydrauliques constitue donc un fait avéré. Ce n’est pas pour autant une nouveauté. En témoigne ce passage de Tacite : «Pour ne pas laisser le soldat inactif, Paulinus Pompeius acheva l’œuvre commencée par Drusus 63 ans auparavant, la construction d’une digue sur le Rhin ; et L. Vêtus se disposait à relier la Moselle à la Saône par un canal intermédiaire ».
Peu importe que ce dernier projet n’ait pas abouti. L’essentiel est cette mobilisation de masse que les travaux hydrauliques ont exigé jusqu’à l’ère des grands engins mécaniques, mobilisation qui épargnait aux généraux ou aux chefs d’État les affres de ces mouvements séditieux qu’engendre l’oisiveté, mère de tous les risques sinon de tous les vices. En dépit des alternatives que proposent les moyens techniques actuels, il n’est pas sûr que cet argument du travail partagé soit caduc dans les pays d’économie émergente, qui manquent moins d’hommes que de capitaux.
Les pyramide de notre temps
S’interrogeant sur l’intérêt du grand barrage d’Assouan, J.A. Allan estime que cet ouvrage colossal qui bouleverse le calendrier agricole comme l’ensemble des relations qui unissent le fellah à la terre, n’est pas à même de résoudre le problème égyptien qui est d’ordre non pas hydraulique mais démographique. Compte tenu des effets d’impact liés à la construction du barrage, il en vient à s’interroger sur le bien-fondé d’un investissement plus ostentatoire que véritablement utile. Et de conclure que faute de pouvoir édifier, à l’instar des pharaons, une pyramide qui transmettrait son nom aux générations lointaines, Gamal Abdel Nasser aurait fait construire à cette fin un ouvrage dont la rentabilité n’avait pas été sérieusement étudiée. Il ne manque pas au demeurant de grands barrages commémorant le souvenir des grands hommes, qu’il s’agisse du Roosevelt Lake sur la Spokane ou du barrage Togliatti sur la Volga qui furent entrepris sur des bases comparables.
Tout n’est sans doute pas faux dans ce raisonnement mais il convient tout de même de lui opposer trois arguments. Le premier tient au caractère misérable des crues du Nil dans les années soixante-dix et au rôle régulateur qu’a pu jouer le grand barrage dès cette époque. Le second tiendrait à la fierté qu’aurait pu causer au peuple égyptien la réalisation de ce grand œuvre, n’eût été le dénigrement systématique dont il fut l’objet de la part des médias et des scientifiques américains. Ajoutons que la mise en valeur des grands périmètres à l’Ouest du delta, des basses terres de Manzaleh et des périmètres situés à l’Est du canal de Suez eût été inconcevable en l’absence du grand barrage. Savoir finalement si les grands ouvrages hydrauliques flattent non pas l’ego des grands hommes mais plus simplement celui des peuples ?
Une approche consensuelle
Ce qui vient d’être dit sur la symbolique des grands travaux et l’imaginaire populaire ne correspond sans doute plus à l’esprit du temps qui serait plutôt enclin à la contestation en ce domaine. Il ne faut pourtant pas oublier qu’il fut « temps pas trop lointain où les Hollandais virent dans la fermeture du ‘Luc crzee un symbole du dynamisme de leur pays et que l’inauguration de l’ou de Donzère-Mondragon sur le Rhône, fut saluée en 1952 comme le carambole d’une renaissance française. Savoir à partir de ce constat qui pourrait erre multiplié à l’infini, si les grands travaux hydrauliques de l’antiquité égyptienne, mésopotamienne ou chinoise furent exécutés non pas sous la contrainte comme le suppose Wittfogel mais dans le cadre d’un consensus populaire, que deuil ci soit inspiré par une crise environnementale, démographique ou autre.
En tout état de cause, ces grands travaux hydrauliques avaient pour corollaire de fortes densités, un niveau d’évolution qui intégrait l’écriture et une structuration sociale qui faisait leur place à l’ingénieur et au mathématicien, toutes données qui impliquent non pas des petits groupes mais de grands rassemblements auxquels les hommes aspirent à un certain stade de leur développement culturel. L’hydraulique serait alors la condition d’un synœcisme désiré. Savoir s’il y a antériorité des structures matérielles sur les structures sociales comme le soutien Marx ou si cette proposition doit être inversée relève dès lors d’une rieuse problématique.
Du moins peut-on avancer que le consensus social constitue l’une des conditions de la réussite en matière d’innovation technique. Dès lors ces vastes bouleversements qu’implique le passage sur de larges espaces, de l’agriculture sèche à l’agriculture irriguée via la maîtrise des eaux fluviales impliquerait trois conditions : l’incitation au changement, résultant d’une crise environnementale, démographique ou autre ; l’existence de vecteurs permettant ce changement, la combinaison du riz et de l’irrigation constituant un vecteur type ; l’existence d’un consensus social ou plus exactement d’une société ouverte au changement. S: aucune de ces conditions n’est réunie, tout changement est d’autant plus inconcevable qu’il est inutile. Si l’une de ce conditions manque, si par exemple il y a crise mais refus du changement, ou s’il n’existe pas de vecteur facilitant l’adaptation au changement, le groupe affecté par une crise est voué au mieux à :a stagnation mais peut-être au déclin, voire à la disparition. Il ne manque pas de références en la matière, depuis la fin de la civilisation Harappa, jusqu’à l’enfouissement d’Angkor sous la forêt.
Hydraulique et invention du territoire
Cette notion de consensus peut paraître assez dérisoire dans le contexte culturel et technique d’une époque qui voit se multiplier de grands ouvrages comme ceux de Kariba ou d’Akosombo, détachés de tout contexte régional : d’un côté des sociétés encore traditionnelles qui pratiquent une agriculture vivrière ou vivent de la pêche artisanale ; de l’autre des ouvrages destinés à fournir massivement de l’énergie à des cités lointaines ou à des usines dont la production est destinée à des pays encore plus lointains, les indigènes n’étant concernés que par des spoliations, des risques accrus et des changements imposés.
A l’origine de ce type de processus que l’on retrouve du Xingu au Zambèze et au Narmada, une même logique qui vise à la valorisation simultanée de ressources hydrauliques et d’espaces jusqu’alors peu ou pas valorisés, la ressource énergétique permettant le financement de grands projets agricoles ou industriels
qui ne manqueront pas de répondre à l’attente de populations en voie d’accroissement mais qui n’ont pas toujours été consultées sur l’avenir qui leur est proposé. Constat qui renvoie simultanément à la logique des grands travaux et à ce qui vient d’être dit sur les conditions favorables au changement.
Vidéo : Grands fleuves et grands travaux : Logiques d’intervention
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