Institutionnaliser lieux et territoires
L’institution des lieux et territoires
Il n’y a pas de société sans espace pour lui servir de support. L’institution de la société est donc toujours inséparable de celle de l’espace. Elle prend des formes variées. Parlant des rapports au territoire des aborigènes australiens, A.P. Elkin (1967) note le rôle des grands ancêtres dans cette institutionnalisation de l’espace .
Évoquant les mythes d’origine des villages et des villes Nupe, au Nigeria, Sieg fried Nagel souligne qu’ils impliquent généralement deux personnages : le premier est un cultivateur qui choisit le terroir, le défriche et crée le premier habitat ; le second appartient à un clan de chefs ; son arrivée signifie que l’établissement est approuvé par le pouvoir. L’institutionnalisation comporte ainsi deux versants : le premier est agraire et religieux, le second, social et politique (S. F. Nadel, 1971, p. 86).
L’institutionnalisation s’accompagne souvent de sacrifices : on abat un animal sur l’autel ; on communie par le souvenir avec les souffrances des pionniers qui ont ouvert l’espace ; on rappelle ceux qui sont morts de privations ou de maladies.La mémoire des héros tombés en se battant pour garder leur terre est jalousement entretenue.
De manière plus générale, le culte des morts sert à institutionnaliser l’espace. Les lieux où reposent leurs dépouilles entretiennent des rapports ambigus avec l’espace des vivants : la présence de leurs esprits peut constituer un danger si ceux-ci sont insatisfaits, mais elle ancre la population dans le sol et la rassure sur la continuité de sa présence.
Dans beaucoup de sociétés ouest-africaines, le souvenir de l’institutionnalisation est perpétué par la présence de maîtres du feu ou de la hache (Sautter, 1968). On appelle ainsi les descendants de ceux qui ont défriché la forêt ou la savane originelle et ont, à cette occasion, passé un pacte avec les génies locaux. Ce contrat ne liait pas un individu, mais un lignage : celui qui est à sa tête aujourd’hui est garant de l’accord par lequel l’espace a été institué. Ce n’est pas un chef, il n’exerce pas de pouvoir politique, mais il est seul habilité à prendre les décisions qui concernent l’affectation de l’espace dont ont besoin les ménages.
Les hommes ne se sentent généralement impliqués que par les engagements auxquels ils ont personnellement souscrits. Cela vaut pour l’espace comme pour la société et les individus : des rituels rappellent l’acte fondateur et permettent de rétablir les conditions originelles là où la pratique quotidienne les a fait oublier.
Il y a plusieurs moyens de renouer ainsi les liens par lesquels l’espace est institué. On peut, comme cela se fait à l’occasion de la lente déambulation des processions ou des cortèges, rétablir la sacralité contrôlée qui caractérise l’espace des hommes en passant par les points dont la charge symbolique est la plus forte, ou en faisant le tour du terroir à purifier — c’est la formule de la cérémonie chrétienne des rogations. Une alternative consiste à convoquer des représentants de toutes les parties du territoire : l’assemblée vaut pour tout l’espace et parle en son nom. C’est sur ce modèle qu’est conçue la fête de la Fédération, le 14 juillet 1790. Dans l’optique de la Révolution, la souveraineté réside dans le peuple : le territoire national naît de la rencontre de délégués venus de tous les départements — c’est du moins ce qui justifie le rituel imaginé.
La ville se distingue d’autres formes d’espaces sociaux par son humanisation plus poussée. Des procédures spécifiques d’institutionnalisation le rappellent : Romulus ouvre sur le Palatin un sillon, future enceinte de la ville qu’il entend créer, Rome. La limite est purement symbolique, mais elle définit un espace différent. Rémulus enjambe par dérision la frontière ainsi tracée : Romulus le tue pour sacrilège. La ville est ainsi consacrée par un acte religieux initial et reinstituée par les cérémonies qui le rappellent. Ailleurs, c’est par la constitution d’un espace symbolique, la consécration d’un temple ou l’érection d’un monument que l’ordre MH’ial est affirmé et rappelé (Ghorra-Gobin, 1994).
l’imposition de cadres culturels à l’espace
I ‘institutionnalisation sociale de l’espace revient à y tracer des limites. Celles- 11 séparent le sauvage et l’humanisé, le naturel et l’habité, la forêt ou la lande, la compagne et la ville, le sacré et le profane (fig. 19). Elles sont tantôt fortes, tantôt faibles. Elles font naître des complémentarités, qui appellent des alternances .
Les limites instituées au Japon ou dans la Grèce antique marquent le partage de l’espace entre nature sauvage et espace agricole. Elles distinguent souvent des espaces symboliquement inégaux, des lieux élevés et des bas-fonds : la réalité physique suggère et confirme en même temps le sens de l’opposition.
L’idée de niveaux inégaux, soulignés ou non par des dénivellations réelles, domine parfois la conception de l’espace social, les partitions qu’elle entraîne, et les limites qui les signale : en Indonésie, l’espace social est articulé autour d’une pyramide qui en représente le centre.
Les limites tirent parfois leurs vertus de leur dessin : les Dogon conçoivent leur village à l’image du corps humain ; en Afrique centrale, la capitale de l’empire Lunda représentait une tortue, symbole de sagesse, de ruse, de résistance et surtout i li longévité. Mais ce sont les points cardinaux retenus par le groupe qui se chargent plutôt de significations : ne sont-ils pas définis par la structure même du Cosmos ? Ni- possèdent-ils pas des vertus insignes ? Selon les sociétés, les interprétations changent, mais la vie ne saurait être indifférente aux champs de force ainsi dessinés : les maisons regardent toutes l’est chez les populations lao du Nord-Est de l.i Ihaïlande (Formoso, 1994) ; les gens y donnent perpendiculairement pour bénéficier des flux bénéfiques qui la traversent. Dans la plupart des pays d’Extrême-Orient, l’implantation des maisons doit répondre à des critères stricts .
Les limites compartimentent l’espace : celui-ci est fait d’ensembles qui diffèrent par leurs qualités. Des groupes ou des catégories sociales leur sont, en vertu de ces propriétés, assignés. Ce jeu se développe à plusieurs échelles. Au sein d’une ville, les nobles vivent dans ce quartier, et les parias, les sans-castes, dans cet autre. Au sein de la maison, il y a la partie des hommes et celle des femmes — harem, gynécée, etc.
L’attribution de statuts inégaux aux diverses parties d’un territoire n’est pas réservée aux sociétés traditionnelles. Lorsqu’on parle de l’opposition du centre et île la périphérie, c’est à la considération accordée au premier et refusée à la seconde plus qu’à leurs positions respectives que l’on songe souvent.
Institutionnalisation, identité et prise de possession
Jean-Pierre Raison (1977) a proposé de parler de sociétés géographiques pour les groupes qui n’arrivent pas à se penser sans référence au territoire sur lequel ils vivent. Les exemples qu’il donne se situent à Madagascar et en Afrique orientale, mais les travaux d’Elkin (1967) montrent que les aborigènes australiens appartiennent à la même famille. Il en va de même des Mélanésiens, dont les recherches de Leenhardt (1937) avaient déjà montré le profond enracinement territorial dans le cas de la Nouvelle-Calédonie ; Joël Bonnemaison (1986-a et b) a trouvé au Vanuatu des sociétés encore assez peu modifiées par les contacts avec les Européens pour que l’on y saisisse la logique profonde de leur identité et la manière dont elle est intimement et indissolublement liée à des espaces spécifiques.
Les sociétés modernes sacralisent aussi leurs territoires (Piveteau, 1995). Des racines anciennes, historiques, mythiques, ancestrales, ethniques, confèrent aux peuples un droit sur un territoire ; ils le jugent sacré. « Nos ancêtres les Gaulois… » récitaient les petits Français, même ceux d’outre-mer. La dimension quasi religieuse des nationalismes s’exprime dans les monuments aux morts, le culte des héros, la célébration rituelle de ceux qui sont tombés pour la patrie. Le fondement de l’identité des groupes n’est cependant plus exclusivement territorial, si bien qu’on ne peut appliquer à ces sociétés le qualificatif de « géographiques ».
S’approprier l’espace et le marquer
L’espace cesse d’être res nullius à partir du moment où la vie sociale s’y déploie. Le groupe se l’approprie d’abord collectivement. Lorsqu’il annexe un territoire inhabité ou prétendu vide, ses représentants organisent une cérémonie, hissent pour la première fois les couleurs nationales et érigent un monument, si modeste soit-il — un simple cairn souvent — pour marquer leur passage, solen- niser l’événement et l’attester face aux contestations éventuelles.
Dans un espace peuplé, la prise de possession s’exprime par la délimitation de frontières et la multiplication de marques qui rappellent l’identité commune : croix, églises, monuments aux morts ou architectures typées. C’est comme si on réécrivait partout la même proclamation d’appartenance.
A côté de l’appropriation collective d’un territoire pour en faire un État se pose le problème de l’appropriation de telle ou telle parcelle de terre utilisée par les individus. La prise de possession répond à la fois à une logique symbolique, et à une logique utilitaire, celle de la mise en valeur et de l’aménagement des terres.
C’est à la logique symbolique que la propriété privée doit, dans certaines sociétés, son caractère sacré : dans la Rome primitive, le culte des ancêtres jouait un rôle si fondamental qu’il paraissait normal de garantir à chaque famille un droit inaliénable sur ce qui assurait son indépendance — la terre — et assurait la permanence des autels dédiés aux dieux lares. C’est pour ces raisons religieuses que le droit romain faisait de la propriété privée un de ses fondements. Toutes les sociétés occidentales ont repris ce trait avec la résurrection du droit antique, il partir du xiiie siècle et surtout de la Renaissance, mais dans un contexte différent.
Avec la propriété privée telle que nous la pratiquons, la moindre parcelle reçoit un nom ou au moins un numéro. Elle est identifiée par ses dimensions, sa forme, sa surface, qui sont consignées sur un document graphique, le cadastre : elle est enregistrée (Maurin, 1990). C’est l’état extrême de l’institutionnalisation de l’espace. Par ailleurs, l’appropriation se marque sur le terrain par des bornes, des clôtures végétales ou construites, de solides portails et parfois le nom du propriétaire.
Le droit à la propriété privée au sens occidental du terme est lié à l’individualisme. Il apparaît dans la Déclaration des droits de l’Homme comme imprescriptible et sacré au même titre que la liberté (le propriétaire peut faire ce qu’il veut de lu terre ; elle lui offre la stabilité économique en lui permettant de subvenir à ses besoins) et la sécurité qui le protège des intrus chez lui.
Les groupes humains apprennent donc à explorer l’espace et à l’enserrer dans des systèmes de représentations qui permettent de le penser. En baptisant les lieux cl les milieux, ils le transforment en objet de discours. En lui imposant leurs marques et en l’instituant, ils en font une catégorie sociale.
Vidéo : Institutionnaliser lieux et territoires
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