La fascination exercée par civilisation occidentale, et les limites de l'européanisation
La fascination exercée par la civilisation occidentale, et les limites de l’européanisation
Le visage que prend la civilisation occidentale à partir de la fin du xviiie siècle rend les contacts officiels plus aisés. Le zèle missionnaire des Églises est plus vif que jamais, mais les États occidentaux sont en train de devenir laïques. Les valeurs de progrès et d’efficacité dont ils se réclament ne remettent pas en cause directement les identités et les institutions des sociétés indigènes. La puissance matérielle de l’Angleterre, puis de la France, de la Belgique, des Pays-Bas, de l’Allemagne ou des États-Unis fascine les élites locales. Pourquoi ne pas essayer de les égaler ?
Dans les pays que contrôlent déjà les Européens, le mouvement se traduit par un effort d’occidentalisation très sensible dans les élites et dans certaines couches de la population. Les intellectuels indous assimilent parfaitement la langue de Shakespeare, envoient leurs enfants dans des copies indiennes de public schools britanniques ou les expédient en Angleterre. La consécration, c’est de les voir admis à Oxford ou à Cambridge. Que l’on se rappelle le jeune Gandhi !
Dans les pays encore indépendants où le gouvernement s’oppose à l’occidentalisation, celle-ci demeure une affaire privée. En Chine par exemple, la doctrine officielle est de refuser les contacts culturels. Dans les ports du Sud et de la vallée du Yang-tse Kiang, autour des concessions que le gouvernement a été obligé d’accorder à un nombre croissant de pays occidentaux à partir de 1841, l’acculturation progresse cependant. Elle commence par des milieux modestes, des groupes mal enracinés comme les Hakkas ou par les commerçants. Son action déstabilisatrice est vite spectaculaire : le messianisme révolutionnaire de la grande révolte Taiping qui ensanglante la vallée du Yang-tse et la Chine du Sud dans les années 1850 est d’origine chrétienne.
Ailleurs, les gouvernants décident d’occidentaliser leur pays pour le prémunir contre les visées européennes. La stratégie est universelle : dans les années 1820, le chef Cherokee Sequoiah alphabétise et instruit son peuple pour négocier d’égal à égal avec les États-Unis. L’Egypte de Mehemet-Ali, l’Empire ottoman sous l’influence des Jeunes Turcs, le Japon de l’ère Meiji, la Tunisie des années 1870 et Madagascar à la même époque s’ouvrent à l’Occident, poussent leurs élites à s’instruire et cherchent à se doter des techniques militaires, administratives el économiques qui font la puissance de l’Europe et des États-Unis pour résister il leur pression.
Ces essais d’occidentalisation sont presque partout inefficaces. En Égypte où l’évolution est particulièrement précoce, une élite occidentalisée se met en place ; elle regroupe des Égyptiens musulmans ou coptes, des Juifs égyptiens ou venus d’autres pays méditerranéens, des Syriens, des Libanais, des Grecs, des Italiens, des Français et des Britanniques ; l’anglais et le français sont largement pratiqués. L’échec est cependant patent : l’occidentalisation renforce le dualisme traditionnel de la société et lui donne une dimension ethnique et culturelle nouvelle — les classes dominantes sont en partie étrangères (J. Berque, 1967). En Amérique latine, où la langue et la culture sont d’origine européenne, la modernisation des mentalités est plus facile : les idéologies venues d’Europe ou des États-Unis Heu rissent (Zea, 1991). Le dualisme issu de la colonisation et de la mise en place des élites venues d’Europe subsiste cependant, s’exacerbe même parfois. La modernisation reste presque partout de façade.
Le Japon est la grande exception. L’homogénéité de la population y était plus forte qu’ailleurs et l’instruction plus générale. Au moment où l’amiral américain Perry ( 1853) contraint le pays à l’ouverture, près de la moitié des adultes sait déjà lire. La sincérité du nationalisme et l’efficacité de la bureaucratie rapidement formée aux techniques occidentales ont permis à l’ouverture de se dérouler dans des conditions plus favorables qu’ailleurs (Umegaki, 1988). La nécessité de financer un développement rapide a accru, durant plus d’une génération, la pression fiscale sur la paysannerie. La solidarité vécue de la société n’a cependant jamais été menacée. Les succès de l’urbanisation et de l’industrialisation font apparaître, dès le début du XXe siècle une classe moyenne : le marché intérieur s’élargit, les tensions sociales se relâchent. L’esprit d’entreprise se développe (Morishima, 1987). Le Japon a réussi son occidentalisation. C’est un cas unique. Entre les deux guerres mondiales, les grandes villes chinoises connaissent une période de changement rapide, mais l’agression japonaise de 1932 puis de 1937 interrompt l’expérience (Bergère, 1986 ; Fairbank, 1989 ; Chevrier, 1992). Dès les années 1920, les bons observateurs sentent cependant que l’Extrême-Orient est plus mûr pour la modernisation que d’autres sociétés (Demangeon, 1920).
Cultes du cargo et syncrétismes religieux
La fascination de l’Occident ne se manifeste pas seulement au niveau des élites. L’écho que les religions chrétiennes ou les professions de foi révolutionnaires rencontre auprès de larges couches de la population le montre.
Dans les sociétés qui disposent d’une pensée religieuse ou métaphysique fortement structurée, on ne peut cependant s’attendre à des conversions massives : l’impact limité des missions en Chine le montre bien. Ailleurs, les succès sont beaucoup plus massifs ; des chrétientés nombreuses se développent bientôt en Afrique ou en Océanie. Les populations concernées ont cependant de la peine à accepter la totalité des croyances nouvelles et à abdiquer devant des autorités religieuses occidentales. Dès la fin du xixe siècle, des églises dites « éthiopiennes », c’est-à-dire indépendantes des missions, apparaissent en Afrique et en Océanie.
Les cultes les plus populaires associent souvent le vieux fond indigène et des éléments empruntés au christianisme : ces mouvements, dont la forme la plus naïve (et tardive) est le culte du cargo, sont messianiques. L’idée, qu’ils partagent, d’une rédemption proche témoigne de l’intense frustration dont souffre la majorité des gens dans les pays qui s’ouvrent aux contacts avec les Occidentaux (Muhlman, 1968).
Les idéologies révolutionnaires, ces religions de la modernité que l’Occident a secrétées depuis la fin du xviiie siècle, sont bien accueillies par les élites, même dans les sociétés dotées de solides traditions religieuses ou philosophiques : on peut appeler de ses vœux un bouleversement complet des sociétés sans avoir à condamner tous les aspects de leurs croyances traditionnelles.
À travers le christianisme, les cultes syncrétiques ou la foi révolutionnaire, c’est à une transformation en profondeur des sociétés traditionnelles que l’on assiste : le refus des dualismes traditionnels a gagné des couches plus nombreuses et plus variées qu’on ne le dit souvent. Mais ni la conversion des élites aux technologies modernes, ni l’aspiration confuse de nombreux milieux à un avenir meilleur ne suffisent à provoquer les bouleversements profonds sans lesquels la modernisation est pas impossible.
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