La nouvelle géographie de la transmission culturelle et l'émergence de nouvelles de sentiments idetitaires
La nouvelle géographie de la transmission culturelle et l’émergence de nouvelles formes de sentiments identitaires
Dans les sociétés traditionnelles, chaque région avait ses techniques et ses tours de main, interprétait à sa guise les préceptes de la morale propagée par les élites et se sentait dotée d’une claire identité. La révolution des médias bouleverse la géographie de la transmission culturelle. Les jeunes mamans ne font plus confiance à leurs mères et à leurs grands-mères pour choisir l’alimentation des bébés : elles croient aux pédiatres et aux programmes télévisés qui expliquent comment composer des menus. Lorsque des difficultés apparaissent, que des troubles psychologiques surgissent, on cesse de consulter le prêtre ; on s’adresse à un « psy », psychanalyste, psychologue ou psychiatre. Les conseils que certains d’entre eux prodiguent sur les ondes ont un impact immense sur toutes les couches de la société. La morale traditionnelle est battue en brèche, ainsi que les institutions sur lesquelles elle reposait — l’Église officielle, par exemple. Les sectes traversent mieux la crise parce qu’elles ont compris plus vite qu’on était revenu à un monde de l’oralité. Aux États-Unis, elles tirent parti de l’immense popularité des télévangélistes ; en choisissant des formes conviviales de culte, en faisant une large place à l’inspiration charismatique, elles s’adaptent à un monde qui ne comprend plus la nécessaire froideur des rapports fondés sur l’écriture.
L’érosion des sources locales de l’autorité va de pair avec un sentiment aigu de perte d’identité. Si le lieu où vous habitez cesse de garantir votre spécificité, si les modèles auxquels vous vous référez sont importés d’ailleurs et partagés souvent par des masses énormes, comment ne pas être saisi d’un certain désarroi ? Le sens de la culture change. On devait sa spécificité au fait que l’on était né et que l’on avait été élevé ici, que l’on appartenait à telle famille, que l’on descendait de tel ou tel grand ancêtre, que l’on était agriculteur, pasteur ou artisan, et que l’on avait été élevé dans la foi catholique, protestante ou judaïque. En dehors des situations de migration et de colonisation, les fondements de l’identité n’étaient remis en cause qu’à l’occasion des conversions — mais seule la sphère des valeurs et des dogmes était alors concernée.
La préoccupation identitaire devient obsédante dans toutes les sociétés touchées par la révolution des médias : une sourde inquiétude les caractérise parce que les sources locales de l’autorité ont été dévalorisées et parce que les techniques produisent ces non-lieux parfaitement lisses où personne ne peut lire d’autre valeur que le souci de puissance des commanditaires et l’efficacité des techniciens, des ingénieurs ou des architectes (Relph, 1976 ; Augé, 1992).
De nouveaux sentiments d’identité naissent des postures que l’on choisit, des objets dont on s’entoure, de la manière dont on s’habille, des sports que l’on pratique, des loisirs que l’on aime (Maffésoli, 1988). Se sentant vides, les gens éprouvent le besoin de se parer de masques. Ils essaient de s’identifier à quelque chose qui leur soit extérieur, mais qu’ils aient choisi. On entre dans l’âge de la consommation culturelle : les nouveaux riches s’expriment à travers la marque de leur voiture ; des milieux plus cultivés redécouvrent les cultures ethniques ou régionales d’autrefois ; ils en adoptent les interdits alimentaires, en redécouvrent les arts martiaux ou les artisanats d’art. D’autres s’identifient à une pratique sportive, au golf, au tennis, à l’alpinisme, au nautisme ou au deltaplane. Pierre Bour- dieu a admirablement décrit ces mécanismes identitaires dans La Distinction (1979). Les sociétés qui émergent sous nos yeux ont perdu leur enracinement local et ne se bâtissent plus autour du travail, comme c’était le cas des groupes à genres de vie de naguère. Le besoin de distinction prend dans nos sociétés une forme radicalement nouvelle.
Une nouvelle géographie des foyers culturels
La géographie culturelle de l’Occident se trouve altérée par la mutation en cours. Les foyers autour desquels elle s’ordonnait n’avaient guère changé depuis le xviie siècle (fig. 43). Le monde méditerranéen, la Grèce et l’Italie étaient révérés comme lieux d’origine de tous les savoirs ; leur connaissance demeurait indispensable à qui désirait comprendre l’art. Les lieux les plus vivants de création s’étaient plus tard installés dans les capitales ou dans les grandes places économiques de l’Europe du Nord-Ouest et du Centre : Anvers ou Amsterdam, Londres, Paris, Berlin ou Vienne.
La culture sécrétée dans ces foyers était fondamentalement élitaire : c’était pour des milieux instruits que travaillaient essayistes, philosophes, auteurs dramatiques ou romanciers, musiciens ou compositeurs, peintres ou sculpteurs. La civilisation française, la forme la plus systématiquement construite de la culture européenne sans doute, ne revendiquait pas de sources populaires. Hlle était née autour de la Cour et des grandes familles aristocratiques, plus tard, des milieux de la finance ou de la banque. La France qui conquiert le monde par sa langue et par sa culture est monarchique et élitaire dans son essence, et le reste bien après que la République se soit installée. A-t-elle cessé de l’être ?
La culture européenne au sens large, et sa composante française en particulier, ne sont pas populaires. Tocqueville (1835-1840) souligne le premier la spécificité de la culture américaine. Dans un pays où le sens des affaires domine, l’existence d’un immense marché populaire ne peut laisser indifférent auteurs, éditeurs et artistes. Le cirque, avec Bamum, ou le music hall, conviennent bien au large public peu raffiné qui est prêt à payer un prix raisonnable pour un divertissement simple et honnête. Bon nombre de romanciers américains, à partir de Mark Twain, ont fait leurs premières armes dans le journalisme, dont les exigences sont assez voisines. Les nouvelles formes de l’art populaire américain diffèrent dès les années 1860 de celles de l’Europe : elles n’ont pas de racines locales ; elles sont créées par des artistes qui forgent des mythes, celui de l’Ouest par exemple, et leur donnent une force telle que le pays finit par ressembler à l’image qu’ils en ont bâtie (Smith, 1967).
Le cinéma confirme la dimension populaire de l’art américain entre les deux guerres mondiales (Czitrom, 1982 ; Royot et al., 1993). La promotion du jazz va dans le même sens : pour les Noirs, c’est un mode d’expression enraciné dans un folklore authentique. Pour l’immense majorité des Américains, c’est un produit commercial : la nostalgie des blues est directement ressentie par tous et les rythmes nouveaux font surgir un art de la danse que l’Amérique impose par son génie créateur dès l’entre-deux-guerres.
C’est parce que l’art américain a été bâti pour des supports de masse et des sociétés de masse, qu’il subvertit la vieille Europe et s’impose malgré les réflexes conservateurs ou nationalistes des intellectuels locaux (fig. 44). L’URSS ne produit, à travers le réalisme socialiste qu’elle promeut comme art officiellement populaire, que des œuvres froides et officielles. C’est de l’Occident capitaliste le plus honni, des États-Unis, que viennent les formes qui séduisent les foules des pays de l’Est : la jeunesse danse sur des rythmes de rock et s’habille en jeans.
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