Le fleuve et la structuration de l'espace
Références et modelés
La question a souvent été posée, de l’adéquation de la vallée ou du bassin avec un découpage politique, économique ou culturel de l’espace. Mais le fait est que s’il existe de multiples pratiques, les propositions théoriques sont toujours restées assez vagues et n’ont eu que de rares applications concrètes dans l’espace, bien qu’il ne manque pas de références dans le temps. À défaut de modèles probants, l’effet structurant du fleuve se lit de façon empirique sur deux échelles correspondant l’une à la ville, l’autre à la région, le terme de région englobant de multiples configurations spatiales.
Dans le temps
Le contraste est frappant entre le rôle modeste que jouent les fleuves dans les structures spatiales de l’époque contemporaine et le rôle fondamental qu’ils ont joué dans l’émergence des premières grandes civilisations dont quatre – Mésopotamie, Egypte, deltas rizicoles répartis entre l’Inde et la Chine méridionale, Chine du Nord – reposent sur la maîtrise de l’eau. Par la suite, l’eau, plus que les fleuves, ne jouera un rôle éminent qu’à des échelles spatiales plus réduites, celle de la lagune vénitienne et celle des digues hollandaises.
Encore faut-il observer que ces deux foyers ne développeront des cultures originales que sur des périodes somme toute assez brèves. Reste à expliquer cette préexcellence originelle de l’eau par deux ordres de considérations touchant d’une part à la notion de crise (crise climatique ou crise démographique) qui faisait du fleuve un élément à la fois dangereux et nourricier, d’autre part à la faiblesse des moyens de circulation terrestre, faiblesse qui faisait du fleuve le vecteur principal de la circulation et de la maîtrise de l’espace. Le fait est que – hormis la Chine du Nord – la portée spatiale de ces cultures de l’eau n’excédait pas beaucoup les axes fluviaux et les deltas.
Si, dans le contexte actuel, les situations de crise restent dramatiquement inchangées, il n’en va plus de même en ce qui concerne les techniques de la circulation, ce qui peut expliquer de façon au moins partielle, le moindre intérêt porté dans de multiples domaines aux espaces fluviaux.
Dans l’espace
Les fondements théoriques d’une partition de l’espace administratif sur la base des unités de drainage ont été formulés en 1752 par Philippe Buache avec, déjà, l’idée de substituer aux divisions de l’espace héritées de l’histoire, un découpage rationnel fondé sur un critère unique ayant valeur universelle. En fait, ses vues étaient simplistes au point de postuler que chaque bassin constituant un système de pentes, il fallait bien que des lignes de crêtes le séparent des bassins limitrophes. Ces lignes de crêtes figurent effectivement dans l’appareil cartographique de son projet dont la planche XIV produit contre toute évidence une chaîne montagneuse qui sépare les bassins de la Loire et de la Seine en traversant la Beauce. Par la suite, ces lignes de hauteur imaginaires encombreront les atlas jusqu’au milieu du XIXe siècle. Conscient de l’inégalité spadale des entités ainsi définies, Buache avait tout de même réuni dans de mêmes unités des séries de rivières côtières.
Les traditions et la logique administrative aidant, les propositions de Buache restèrent sans suite, encore qu’elles aient été remises à l’ordre du jour par les Constituants lors de la division de la France par départements. Des propositions de même ordre seront reformulées ultérieurement dans les contextes les plus divers. En 1920 encore Jean Brunhes , tenant d’une Géographie matérialiste, faisait valoir l’arbitraire de limites administratives parfois éphémères ou arbitraires et fondait sa partition de l’espace français sur les grands bassins fluviaux, ceux-ci offrant un cadre concret et stable, d’autant plus approprié à une description rationnelle de l’espace, que « l’eau constitue le lien essentiel entre la terre et les activités humaines ».
Ce faisant, il introduisait dans le corpus géographique, la notion essentielle du « primat de l’eau ». À la même date, C.B. Fawcett attribuai* également un rôle important aux bassins fluviaux dans sa proposition de décou-page du territoire anglais . Avant la Première Guerre mondiale, cette même logique unitaire avait été utilisée par les irrédentistes italiens qui revendiquaient la vallée de l’Adige au nom de l’unité Padane , unité topographique s’entend.
Certains de leurs arguments seront repris à une date beaucoup plus récente par la Ligue Padane, ce qui inciterait à porter au passif des idées récurrentes mais perverses, la notion de région naturelle hydrographique.
Faut-il pour autant récuser toute partition spatiale établie sur cette base ? Si la théorie est sujette à caution, ses mises en œuvre dans des perspectives bien définies et finalisées ne manquent pas d’intérêt. La plus convaincante fut, en son temps, l’aménagement du bassin de la Tennessee par la Tennessee Valley Authority créée en 1933 par le Président F.D. Roosevelt pour « améliorer la navigabilité et contrôler les crues de la Tennessee ; assumer le reboisement et une meilleure utilisation des terres marginales de cette vallée ; en assurer le développement agricole et industriel ; contribuer à la défense nationale… et pour d’autres objectifs ». Ce vaste programme qui peut être considéré comme le premier modèle de planification intégrée en système capitaliste démontre amplement la diversité des opérations d’aménagement auxquelles se prête l’eau. Reste que sa mise en œuvre et sa réalisation ne furent possibles qu’en raison de la crise des années trente et de l’économie de guerre qui suivit ; que ce projet ne portait en tout état de cause que sur un sous-affluent et non pas sur l’ensemble du bassin du Mississippi (peut-être faut-il préciser que l’aire drainée par ce sous-affluent est légèrement supérieure à celle que draine un fleuve comme le Rhône) ; qu’une partie des objectifs a été revue à la baisse et subordonnée à une politique de production énergétique. En France, la réalisation de la Compagnie Nationale du Rhône n’a pas eu le même effet d’entraînement.
Dans un autre registre, les Agences de l’Eau françaises, établies à raison d’une par bassin fluvial avec pour objectifs l’évaluation des ressources en eau, le suivi et l’amélioration de la qualité, la réhabilitation des rivières polluées et la mise en œuvre des moyens nécessaires à la demande future, constituent un modèle d’autant plus probant que ces Agences sont gérées à la fois par des techniciens, des élus et des associations d’usagers. Par ailleurs, si elles prélèvent des taxes, répartissent des crédits et jouent le rôle de donneurs d’ordre, elles n’interviennent jamais directement, ce qui les met à l’abri des reproches habituellement faits aux organismes qui sont à la fois gestionnaires et maîtres d’œuvre des grands travaux d’aménagement. Observons toutefois que, d’une part, le registre d’action de ces Agences est limité aux problèmes environnementaux liés à l’eau et qu’elles n’ont pas vocation à intervenir en matière de développement économique et, d’autre part, que le principe « pollueur-payeur » est discutable, dans la mesure où il tolère la pollution en échange d’un prélèvement financier destiné soit à dépolluer, soit à aider les entreprises qui réduisent leurs rejets nocifs.
Indépendamment de ces modèles plus ou moins probants, l’eau constitue à la fois une ressource et, dans des contextes variables, un moyen d’action. Le propos de J. Labasse sur la « dominante hydraulique » garde donc toute sa valeur, trente ans après avoir été formulé : « L’eau deviendra au même titre que la répartition de la population, une des données de base sur lesquelles se fondera demain la politique spatiale, celle des pays hyper développés jadis sans inquiétude au moins autant que celle des pays pauvres marqués de toujours par l’aridité ».
Observons toutefois que l’eau ainsi présentée par le tenant d’un dirigisme discret, est un élément protéiforme, mis en œuvre dans des contextes de temps et d’échelle divers mais ne s’appliquant que rarement à la totalité d’un bassin versant, encore moins à ceux des grands fleuves.
L’analyse des situations observables montre au contraire que, loin de constituer des cadres de gestion ou d’action unitaires, les bassins fluviaux constituent, en règle générale, des espaces partagés, que ce soit à l’échelle régionale pour les petits fleuves comme la Loire – dont le bassin est réparti entre sept régions administratives – ou à l’échelle internationale pour les grands fleuves, le cas le plus remarquable étant alors celui du Danube, actuellement partagé entre 11 Etats. Finalement le cas de grands fleuves comme le Mississippi et le Changjiang dont le bassin est entièrement circonscrit dans les frontières d’un seul Etat, fait presque figure d’exception. Dans l’un et l’autre cas, cette unité politique n’implique au demeurant aucune idée de gestion spatialement cohérente : le Mississippi reste culturellement partagé entre Nordistes et Sudistes, entre fermiers stabilisés de l’Est et pionniers instables de l’Ouest ; dans le bassin du Changjiang, le Sichuan vit pratiquement en autarcie et ne sera relié de façon efficace à la basse vallée, qu’après achèvement de l’ouvrage des Trois-Gorges.
Expérience maintes fois faite, il apparaît également que même sur des fleuves de dimensions modestes, les intérêts des riverains divergent fortement d’un secteur à l’autre. Dans le cas de la Loire où existe une forte opposition entre un Val dynamique et densément peuplé d’une part et un ensemble de hautes terres en voie de dépeuplement de l’autre, il est facile d’observer que les riverains d’amont voient dans la valorisation de l’eau un gage de survie économique, alors que les riverains d’aval souhaiteraient que l’amont soit reboisé et vidé de sa population, ce qui préserverait la qualité de l’eau. Opinion parfois exprimée en termes à peine nuancés.
Le fleuve, même lorsqu’il est un lieu de concentration humaine, n’est donc ni obligatoirement ni même fréquemment un élément fédérateur. Il reste par contre un espace d’opportunités qui attire les villes et peut servir d’assise à diverses constructions spatiales.