Les eaux de la discorde : Les enjeux
Qu’il s’agisse d’un ruisseau ou d’un fleuve, d’une querelle de voisinage ou d’une crise internationale, le registre des litiges reste inchangé et se ramène à quelques cas de figure, rive gauche contre rive droite et amont contre aval pour l’essentiel, à quoi s’ajoutent les conflits liés aux usages. Il va de soi que conflits sectoriels et conflits spatiaux interfèrent.
Rive gauche, rive droite
D’une rive à l’autre, se pose en premier lieu un problème de délimitation : la limite de propriété, de commune ou d’Etat passe-t-elle par l’axe du thalweg ou est-elle définie par l’une ou l’autre rive ? Le cours d’eau peut être déclaré les communis, mais l’axe du thalweg offrirait la meilleure solution, n’était la mobilité des lits fluviaux grands ou petits, mobilité qui, à terme, peut léser l’un des deux riverains et qui peut aller jusqu’à faire passer un village d’une rive à l’autre. En témoignent le passage du rocher de Breisach de la rive gauche à la rive droite du Rhin ou le passage de la commune de Vallabrègues gardoise et donc languedocienne, de la rive droite à la rive gauche du Rhône, réputée provençale.
Une fois prise la mesure du risque de mobilité, la recherche d’un lit stable peut inciter l’un ou l’autre des riverains à ériger une digue de stabilisation et de protection. Il arrive malheureusement mais de façon assez générale, que la digue protégeant une rive détourne la force du courant vers l’autre rive au risque d’éroder celle-ci.
L’équilibre pourra être rétabli par la construction d’une digue sur chacune des deux rives, mais alors la force du courant se reportera sur le secteur situé immédiatement à l’aval, d’où l’élargissement du conflit. À terme, s’imposera sans doute l’endiguement continu du ruisseau ou du fleuve, d’autant que les eaux de crue ont tendance à contourner les digues par l’amont lorsque celles-ci ne sont pas calées par une terrasse ou un coteau. C’est ainsi que l’endiguement de la Loire, commencé en Anjou au XIIe siècle s’achèvera au niveau du bec d’Allier au xixc siècle.
Encore faudrait-il que les deux digues soient symétriques et de même hauteur, ce qui n’est pas toujours le cas. Les campagnes japonaises portent encore la marque des luttes que se livraient entre eux les daïmios : dans un pays où la maîtrise des eaux était à la fois difficile et nécessaire, le vainqueur rehaussait sa digue et abaissait celle du vaincu, protégeant ainsi son fief et livrant celu: de son adversaire au risque des hautes eaux. Sur les bords de Loire, l’administration a résolu un problème du même ordre, en aménageant des lignes de faiblesse au droit des vais les moins occupés, solution que les riverains trouvent pénalisante.
À supposer que les deux digues soient rigoureusement symétriques, il fau: encore compter avec la malveillance. Elisée Reclus a évoqué avec bonheur le passage nocturne de barques qui allaient détruire la digue opposée à leurs terres, afin de protéger celles-ci lorsque le Po menaçait de déborder : vita mia, mont tua ! conclut-il sobrement. Des scènes analogues peuvent encore se produire, comme cela s’est vu lors des grandes crues de 1952 qui opposèrent la province de Ferrare à celle de Rovigo.
La dérivation des eaux vers l’une ou l’autre rive à partir d’un barrage, fut-il fait de simples fascines, constitue également un casus belli et, au plus fort de la querelle des investitures, Louis XIV prit prétexte d’un tel barrage édifié par les Avignonnais pour conforter sa position face au Pape.
La destruction du pont de Mostar lors des combats qui aboutirent à la partition de l’ex-Yougoslavie témoigne enfin de la portée symbolique d’ur. acte de malfaisance : le pont avait valeur de symbole parce qu’il reliait I; quartier musulman au quartier chrétien de la ville. Sa destruction matérialisait de façon brutale une volonté de partition qui semble ne pas s’être atténuée.
Le cas n’est pas unique et le pont qui unissait autrefois les deux rives du Danube à hauteur d’Esztergom n’a jamais été reconstruit après sa destruction en 1945. Est-ce parce que Esztergom était la ville sacrée où les rois de Hongrie se faisaient couronner et que la rive slovaque est peuplée par une fort; minorité magyare ? La réponse semble évidente aux yeux des Hongrois q;r ont toujours demandé sans jamais l’obtenir, la reconstruction de cet édifice symbolique.
Amont, aval
Il fut un temps où les relations amont-aval s’équilibraient au moins de façon approximative, lorsque des barques transportaient vers l’aval des produits fabriqués dans les moulins d’amont. On peut retrouver de tels équilibres, lorsque les grands réservoirs munis d’écluses produisent de l’énergie tout en autorisant une navigation a montante qui à défaut serait inconcevable.
En fait, les situations conflictuelles ne manquent pas, la position amont offrant de toute évidence un certain confort grâce aux facilités qu’elle procure en matière de retenue ou de dérivation des eaux, ce qui permet soit de laisser le tronçon aval à sec, soit au contraire de laisser passer les eaux de crue au dam du riverain d’aval. Mais une telle situation est réversible et un puissant riverain d’aval peut édifier un barrage et retenir des eaux qui envahiront le territoire amont. Reste que l’effet d’impact des grands aménagements du type volgien sont plus sensibles en aval qu’en amont, l’aval cumulant les impacts, qu’il s’agisse de l’accélération et de l’amplification des crues, à la suite de la chenalisation, ou de l’accumulation de contraintes telles que l’intrusion des eaux marines (phénomène de la langue salée) en raison des diminutions de débit consécutives aux retenues d’amont.
Sur un autre plan, les riverains d’aval subissent avec plus ou moins de résignation le passage des effluents venus d’amont sans avoir été préalablement épurés. Ces rejets peuvent être à l’origine de vives tensions lorsqu’ils résultent d’une action continue et délibérée, comme ce fut longtemps le cas avec le déversement dans le Rhin des saumures en provenance des mines de potasse alsaciennes. À cela s’ajoute le risque d’accident dont le plus marquant reste la pollution du Rhin au niveau de Bâle en 1986, à la suite du déversement accidentel d’un tonnage important de produits agrochimiques qui détruisirent toute activité biotique sur plus de 400 kilomètres .
Des usages peu ou pas compatibles
L’analyse des usages de l’eau amène à poser le problème des compatibilités et incompatibilités qui peuvent être d’ordre qualitatif ou quantitatif.
Au plan qualitatif, le problème essentiel est celui de la qualité des rejets liés à tel usage et rendant l’eau impropre à tel autre usage. Ce problème est illustré de façon classique par la fourniture d’eau domestique qui peut être rendue impropre par des usages industriels d’amont tels que la tannerie, le lavage des étoffes ou la teinturerie, toutes activités proches les unes des autres dans le cadre des villes de l’ère proto-industrielle. Les données du problème restent identiques pour les économies modernes, les industries chimiques ou pétrochimiques remplaçant les activités traditionnelles. La solution passe, de façon classique, par une mise en ordre spatiale au terme de laquelle les prélèvements d’eau pure se font à l’amont des agglomérations, alors que les industries susceptibles de contaminer l’eau se situent en aval.
Les problèmes d’ordre quantitatif se posent surtout dans les régions qui cumulent de multiples usages consomptifs avec de faibles ressources. Le cas extrême d’un conflit devenu dramatique pour être resté latent et mal géré, intéresse la mer d’Aral dont la superficie a été réduite et la salinité accrue, au profit des grands périmètres cotonniers de l’Asie centrale et au détriment des activités halieutiques. Les conflits autour de l’eau en Californie constituent un autre cas d’école depuis que les eaux du Colorado sont déviées soit vers PArizona et Phoenix (Central Arizona Project et Gila Gravity Canal), soit vers la Californie (Impérial Valley Project et California Aqueduct). Initialement, ces ouvrages étaient destinés en priorité à la satisfaction des besoins agricoles. Par la suite, l’explosion de la demande urbaine a remis en cause les avantages acquis par les agriculteurs. Sur les structures les plus anciennes, ils ont pu vendre leurs droits d’eau mais sur les ouvrages les plus récents et les plus onéreux, ils sont exclus du marché de Peau, par la tarification plus que par des interdits.
On voit ainsi s’établir, en fonction de ce que les usagers sont prêts à payer, une hiérarchie en tête de laquelle se situe la consommation urbaine. Viennent ensuite les usages industriels, Peau de refroidissement des centrales thermiques et finalement les agriculteurs. Cela en théorie et dans le cadre d’un juste prix de Peau car dans la pratique, certains usages ne paient pas Peau ou l’usage non consomptif de Peau au prix du marché, essentiellement l’irrigation et la navigation. D’autres considérations entrent en jeu, notamment l’évaluation sociopolitique de tel ou tel usage : c’est ainsi que dans la plupart des pays secs, l’irrigation est considérée comme prioritaire par rapport à l’usage énergétique de Peau.
En tout état de cause, les lois du marché et les logiques d’affectation sont progressivement remises en question par l’émergence de la sensibilité environ- ne mentaliste qui met en évidence de nouvelles incompatibilités parmi lesquelles figurent au premier chef, la contamination des nappes phréatiques par l’irrigation, la rupture des équilibres écologiques par les grands ouvrages, le réchauffement des cours d’eau par les centrales thermiques, l’empoisonnement des eaux fluviales par les activités minières. Il se pourrait que dans l’avenir, l’action des milieux environnementalistes porte en priorité sur les transferts interbassins. Il est en tout cas certain que Père des grands travaux non contrôlés est révolue dans la plupart des pays riches, ce qui amène à poser une fois de plus le problème des relations inégales entre pays riches et pays pauvres, ces derniers étant amenés à recevoir les activités polluantes et les équipements lourds au risque de déséquilibrer ou de détruire leurs milieux fluviaux.
Vidéo : Les eaux de la discorde : Les enjeux
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