Les fleuves des pays riches
Le rôle joué par les fleuves des pays riches de l’Ancien et du Nouveau Monde, dans la genèse des civilisations, dans l’économie et l’organisation de l’espace contemporain ou dans d’éventuelles prospectives, reste ambigu de sorte qu’il ne peut être défini que par aporie :
- on ne trouve pas ici de longues traditions d’hydraulique agricole comme dans le monde sino-indien : les premiers aménagements sont relativement récents, ils ont été introduits dans les pays méditerranéens par les Arabes et les techniques traditionnelles d’arrosage sont longtemps restées celles de la huerta plus que celles de la dérivation des grands fleuves. Non moins récentes, les premières tentatives d’endiguement qui datent du ixe siècle de notre ère pour la Frise et de la fin du Moyen Âge pour les turciques ligériennes, alors que les premières digues de protection de la Chine du Nord remontent à plusieurs millénaires ;
- on ne trouve pas ici de situations de dépendance technique : pas de grands travaux imposés de l’extérieur et souvent par contrainte en vue de la satisfaction d’intérêts lointains comme dans les pays du Moyen-Orient et du Sahel ;
- on ne trouve pas ici de recours à des financements internationaux assortis de contrôles, comme il advient dans les pays pauvres, pour la réalisation des grands travaux. Ceux-ci sont financés soit par les budgets nationaux, soit par les circuits bancaires traditionnels. On peut évidemment discuter de la conjoncture qui affecte la Russie dans ses relations avec le FMI ;
- on ne trouve pas ici de situations d’urgence à l’échelle des États, comme celles qui amènent à la création de vastes périmètres irrigués pour contrer des famines menaçantes (Sahel) ou des risques d’inondations catastrophiques (Bangladesh). Non que les pays riches soient exempts d’évènements extrêmes, mais les impacts de ceux-ci sont contrôlés et leur gestion prévisionnelle ou post-événementielle fait l’objet d’actions le plus souvent efficaces sur le court terme à défaut d’être conformes à une gestion rationnelle des milieux fluviaux.
L’analyse des faits et de leur insertion dans la trame historique montrerait plutôt que les fleuves ont été intégrés à de multiples projets, que toutes leurs fonctions potentielles ont été peu ou prou valorisées, mais cela de façon très progressive dans le temps et, s’agissant des techniques autres que la navigation, dans le cadre de cours d’eau le plus souvent modestes. Hormis quelques exceptions dont la plus importante concerne les Pays-Bas, ce n’est qu’à des dates relativement récentes par comparaison avec les civilisations proprement hydrauliques, que ces savoirs ont été transférés et mis en œuvre sur les grands fleuves.
Il y a donc lieu d’appliquer une grille chronologique à l’étude des fonctions assumées par ceux-ci dans les pays riches. Il apparaît toutefois que cette approche doit être complétée par un essai de différenciation entre le cœur des pays riches et les marges valorisées à des dates plus récentes ou non encore exploitées. Se pose enfin la question de l’attractivité des grandes vallées par rapport à d’autres cadres de vie. S’agit-il d’espaces réellement privilégiés comme c’est le cas dans les pays de l’Asie des moussons et dans les zones arides ou semi-arides ? S’agit-il au contraire d’espaces non pas répulsifs mais tout simplement neutres ?
Des fonctions multiples, peu de fonctions privilégiées
Il est assez banal de constater que les grands axes fluviaux ont souvent servi de voies de pénétration à diverses vagues de peuplement anciennes ou récentes : anciennes, comme dans le cas de la Vistule ou mieux encore du Danube qui fut emprunté ou défendu tour à tour par les vagues successives des Indo-Européens, les légions romaines, les invasions des temps barbares et finalement par les Turcs qui le remontèrent jusqu’aux portes de Vienne ; relativement récentes, comme dans le cas du Mississippi et du Saint-Laurent.
Les fleuves ont également eu, des siècles durant, le monopole des transports de masse, notion toute relative en des temps où les barques rhénanes portaient jusqu’à 50 tonnes. Tout en perdurant, cette fonction a perdu une bonne part de ses avantages et ne s’est maintenue qu’au prix d’une concentration sur quelques axes privilégiés, Rhin et Mississippi pour l’essentiel. La nécessité d’améliorer les conditions de la navigation n’en sont pas moins à l’origine de grands travaux d’aménagement dont certains sont caducs ou ont changé de fonction avec le temps (les levées de la Loire dont l’intérêt a été transféré de la navigabilité du fleuve à la protection de son Val), tandis que d’autres datent de l’époque où le rail et la voie d’eau se faisaient concurrence (Strombau rhénan) et que d’autres beaucoup plus récents sont intégrés dans des aménagements à buts multiples, le Rhône constituant le modèle du genre.
L’attraction des vallées, axes de circulation faciles et lieux de passage obligés jusqu’il s’agit de franchir les fleuves, explique le soin souvent apporté à la fixation des lits fluviaux et à leur contention entre des digues. Le fleuve apparaît alors comme une gêne et souvent comme un risque contre lequel il convient de se prémunir.
L’avènement de la houille blanche, à la fin du siècle dernier, a suscité un jand nombre d’ouvrages qui ont intéressé moins les axes fluviaux équipés de centrales au fil de l’eau (Bas-Rhône, Volga, Danube), que les têtes montagneuses des bassins, les Alpes servant ici de référence.
Au-delà de cette simple recension, il convient d’observer que tous ces équipements, toutes ces fonctions correspondent à des thèmes repris, modifiés et développés au fil du temps : aux anciennes levées de la Loire répond l’endigue – ment du Rhin au XIXe siècle et celui du Rhône au XXe; au polder de PEiderstedt ichevé en 1103, répond au xixe siècle l’assèchement de la mer de Haarlem, puis au XXe, la conquête du Zuiderzee ; aux moulins médiévaux répondent les centrales hydroélectriques, aux ponts romains, les œuvres des frères pontifes, puis les viaducs d’Eiffel, le pont Eads à Saint-Louis et finalement les grands ponts suspendus qui franchissent les estuaires.
Simultanément, les fonctions se sont faites de plus en plus complexes, comme ces digues destinées d’abord à la navigation puis à des combinaisons associant par exemple navigation et protection des vallées ou encore retenue et circulation sur ‘.i crête du barrage. Cette tendance à l’intégration connaîtra son aboutissement avec la définition sur l’axe rhodanien des aménagements à buts multiples, associant énergie, navigation, protection des berges et irrigation. Tout cela intégré à des constructions spatiales où les grands axes de circulation et les villes fixent l’essentiel de trames où le fleuve ne constitue qu’un élément parmi d’autres.
Le temps et l’espace
Il va de soi que la chronologie des aménagements comprend des strates plus nombreuses dans la vieille Europe que dans les pays d’expansion européenne où les aménagements sont relativement rares durant une bonne partie du XIXe siècle alors qu’ils vont se multipliant durant les premières décennies du XXe siècle. Mais ce décalage chronologique se double souvent d’un changement d’échelle. L’Europe est riche d’aménagements aux dimensions modestes mais nombreux, juxtaposés, voire imbriqués, et conçus à l’échelle de fleuves qui, dans le contexte mondial, sont caractérisés par des débits relativement faibles mais réguliers. C’est dans les pays neufs, Amériques ou Sibérie, que l’on trouve des ouvrages qui sont à la fois grandioses et simples dans leurs finalités. Sur cette base, il est possible de distinguer selon leur chronologie, trois types d’aménagements fluviaux.
Les fleuves européens en fin d’aménagement
Les fleuves de la vieille Europe centrale et occidentale ont été aménagés depuis si longtemps et avec des finalités si diverses, qu’on peut les dire achevés avec trois séries de grands travaux correspondant aux aménagements à buts multiples du Rhône, l’achèvement des travaux dans le delta du Rhin
(Haringvlietdam, Volkerakdam, Brouwersdam et Ooterscheldedam), les grands ponts sur les estuaires (Zeelandbrug, pont de Normandie) et le canal Rhin- Main-Danube. Le temps n’est plus où les Hollandais affirmaient fièrement sur la digue du Zuiderzee qu’« un peuple qui bâtit est un peuple qui vit ». L’heure serait plutôt à la réhabilitation des biefs d’eau court-circuités, à la réintroduction du castor dans les faux-bras et à l’aménagement de déversoirs de crue plus qu’au rehaussement des digues. La preuve de ce retournement des mentalités en est l’abandon du canal de jonction Rhin-Rhône en 1997.
Les grands aménagements des pays neufs
Le souffle de l’écologie est également passé sur les pays neufs. C’est même aux Etats-Unis qu’ont été définis, à propos des projets d’équipement de la Snake rivé, les premiers textes législatifs contraignant les aménageurs à une meilleure prise en compte des équilibres écologiques menacés. Mais durant la période antérieure, approximativement calée sur le New Deal et les années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, les grands équipements fluviaux d’abord conçus à une échelle qui était encore proche de celle de l’Europe dans la vallée de la Tennessee, ont rapidement gagné en puissance dans l’Ouest américain avec les équipements hydroélectriques de la Columbia (Grand Coulee) et du Colorado (Hoover Dam). Sur un autre modèle, l’aménagement du Saint-Laurent aux fins de navigation maritime entre Atlantique et les Grands Lacs constitue une référence qui frappe d’autant plus par son gigantisme, qu’elle inclut une forte production hydroélectrique.
Selon une chronologie à peu près semblable mais légèrement décalée dans le temps, les pays d’économie socialiste se sont également lancés dans de vastes projets d’aménagement soutenus par une double idéologie, la taille et le nombre des ouvrages témoignant à la fois de la grandeur du régime et de la maîtrise de l’homme sur la nature. Ces aménagements intéressent aussi bien l’Europe de l’Est avec le Danube à l’aval des Portes de fer, que la Russie d’Europe avec la Volga (Rybinsk, Saratov, Kouibyshev, Volgograd) intégrée au système des cinq mers, et la Sibérie avec – outre les grands aménagements de l’Asie centrale – le grand complexe de Bratsk sur l’Angara (électricité, aluminium, papier) qui a servi de modèles à d’autres complexes hydroélectriques implantés dans le Sud sibérien (Saïano-Chouchensk et Krasnoïarsk sur l’Ienisseï, Oust-Ilimsk et Bogoutchany sur l’Angara, Zeïskii sur la Zeïa).
Un autre ensemble en devenir mérite de retenir l’attention par les modalités et la logique de son aménagement sous-tendu par un peuplement en voie d’accroissement rapide. Il s’agit du bassin de La Plata qui concentre les eaux du Parana, du Paraguay et de l’Uruguay et qui est partagé entre cinq pays dont aucun ne domine totalement Paire d’un bassin : la superficie drainée par le Parana se répartit entre le Brésil (59 %) et l’Argentine (37,5 %), celle du Paraguay entre le Brésil (34 %) et le Paraguay (32 %), le solde relevant de la Bolivie et de l’Argentine, celle de l’Uruguay se répartissant entre Brésil, Argentine et Uruguay. Cette imbrication de fleuves et d’Etats a longtemps fait du bassin de La Plata, une terre d’affrontements et de frontières disputées, où les échanges entre États étaient presque nuls. Ce vaste espace (3 millions de kilomètres carrés) est maintenant en voie de décloisonnement et d’expansion rapide, le moteur essentiel étant ici la maîtrise de l’eau et l’équipement hydroélectrique (figure 14) partagé sur la base d’une série d’accords internationaux gérés par le Comité International du Bassin de La Plata créé en 1967 par les cinq pays. Parmi les ouvrages les plus remarquables, Ilha Solteira (3 200 MW) et surtout Itaipu (12 600 MW) inauguré en 1982 et qui est devenu en quelques années un site touristique et industriel notable.
A un niveau beaucoup plus modeste mais prometteur, le fleuve Amour qui fut longtemps une zone frontalière contestée entre la Chine et la Russie, est devenu depuis 1985 un espace de coopération et un axe en voie de peuplement rapide, ce qui ne va d’ailleurs pas sans poser de sérieux problèmes.
Aux limites de l’œkoumène
Les projets des pays neufs qui viennent d’être évoqués sont tous situés dans des zones souvent peu peuplées mais toutes habitables tant du fait de leur climat que par leur intégration aux réseaux de communication. Mais pour deux de ces pays, la Russie et le Canada, d’autres projets caractérisés par leur gigantisme intéressent des régions septentrionales, peu ou pas peuplées et dont les écosystèmes sont extrêmement fragiles. Si le Canada et les Etats-Unis tiennent compte dans une certaine mesure des problèmes environnementaux et des intérêts des populations de chasseurs-pêcheurs affectées par les grands travaux (notamment La Grande, Limestone sur la Nelson et la Manicouagan pour le Canada) il n’en est pas allé de même en Russie et certains projets comme celui de Bogoutchany dans la partie aval de l’Angara s’avèrent particulièrement dommageables pour le milieu « aménagé ». Pour être moins spectaculaires, les dégâts infligés par les exploitations gazières et pétrolières du bassin de l’Ob, entre Tioumen, Sourgout et les bases avancées de Berezovo n’en sont pas moins désastreux.
Une attraction relative
Ces fleuves très aménagés et insérés le plus souvent dans des réseaux de villes et d’infrastructures denses constituent-ils des espaces privilégiés caractérisés par de fortes concentrations humaines ? En dépit des apparences, il est difficile de généraliser. Au Nord des massifs hercyniens de l’Europe, les Borde, bande de terres fertiles, font jeu égal au plan des densités avec les vallées de l’Elbe, de l’Oder et de la Vistule. Plus au Sud, le Danube associe des zones de peuplement inégalement dense avec des coupures nettement marquées qui différencient les cellules de peuplement au plan des densités mais aussi à celui des langues et des cultures. La carte des densités russes enfin, reflète la carte des sols et du climat plus que qu’elle ne surligne le tracé des vallées, y compris celle de la Volga. L’orientation Nord-Sud des fleuves sibériens les marginalise, exception faite de la basse vallée de l’Amour.
Les fleuves de l’Amérique du Nord n’ont pas été beaucoup plus attractifs : ni la Columbia ni le Colorado ne font figure de foyers de peuplement et, mis à part les cours aval du Mississippi et de la Columbia, ils n’ont pas joué un rôle essentiel lors de la phase d’occupation. De façon plus étonnante, le Mississippi est loin de constituer actuellement un axe de peuplement préférentiel et les villes qui ont grandi sur ses rives, Saint-Louis, Memphis et la Nouvelle-Orléans pèsent beaucoup moins par leur semis et le nombre de leurs habitants, que la guirlande urbaine des Grands Lacs ou que la masse des villes littorales. De toute évidence, la direction méridienne compte moins dans la logique du peuplement américain que la trajectoire d’Est en Ouest.
Ne peut-on en dire autant pour bien des petits fleuves ? En France, le carrefour parisien compte plus que la vallée de la Seine et dans la vallée de la Loire, ce sont les espaces plans et les terres fertiles du Val qu’il a fallu défendre contre les débordements du fleuve. Reste la vallée du Rhône qui ne peut être définie que comme un couloir, un axe de circulation incapable de donner la consistance voulue à une assise régionale.
Dans cet ensemble, une vallée et un bassin retiennent toutefois l’attention. La vallée du Saint-Laurent, non seulement parce qu’elle a constitué un axe de pénétration majeur lors de la phase de pénétration, mais aussi parce que son peuplement original – puisque francophone dans un vaste ensemble anglophone – correspond à une base de départ qui a permis de reculer les limites de Pœkoumène sur une vaste portion de continent. Le bassin rhénan, parce que la vallée et le delta du Rhin ont suscité entre Bâle et le Ranstad hollandais, la plus remarquable concentration urbaine du monde, soit 68 villes de plus de 100 000 habitants (dont 10 villes de plus de 500 000 habitants et 2 villes millionnaires, Amsterdam et Rotterdam), l’ensemble s’articulant à partir du fleuve, sur des carrefours de confluence et des couloirs de jonction qui le relient à d’autres bassins fluviaux. Parmi ceux-ci, on retiendra le bassin du Po, bien que l’axe fluvial compte moins ici que les itinéraires de jonction avec les cols alpins ou l’Italie péninsulaire.