Une variété du matières premières : Les chiffons
Les chiffons
Quand le papier est importé en Occident au XIe siècle, il est plutôt mal accueilli: il est fabriqué par des nations étrangères d’Extrême-Orient et il est de moins bonne qualité que le parchemin. Mais c’est encore une fois au cours de conflits armés que les civilisations se rencontrent et que les progrès techniques se transmettent. Au moment des croisades, les croisés prisonniers des Turcs ont appris, auprès des autochtones, les techniques de fabrication du papier; ils les mettent en pratique dès leur retour en Occident. Quelle est à l’époque la matière première principale? L’agriculture ne peut pas fournir suffisamment de fibres neuves aux filatures et aux papeteries. La matière première exclusive devient le chiffon. Son utilisation permet d’éviter le rouissage des fibres végétales, comme cela se pratiquait en Chine. C’est « la chiffe » qui reste la matière première dominante jusqu’à l’arrivée du papier de bois au XIXe siècle.
Des moulins à papier s’installent en Espagne mais c’est surtout à Fabriano, en Italie du Nord, que le premier moulin du monde occidental est mis en marche vers 1260. L’approvisionnement des moulins repose sur le travail des chiffonniers, qui vont de maison en maison récupérer draps, linge de corps, vêtements, serpillières, cordages, etc. Des marchands de chiffons s’installent près des grands moulins et rassemblent tout ce qu’un immense réseau de ramasseurs peut récupérer. Le chiffon est fait de toile de lin, de chanvre ou de coton.
Production traditionnelle du papier<<à la forme>>
La technique de production de papier à partir des chiffons dans un moulin consiste à dissocier les fibres du tissu pour les rassembler autrement en un matelas fibreux. Elle comporte quatre étapes principales: la préparation des chiffons, la fabrication de la pâte, la confection de la feuille et l’apprêt du papier.
La préparation des chiffons. Ce sont les délisseuses, autrefois presque exclusivement des femmes, qui sont chargées de ce premier travail. Les chiffons, appelés aussi «pattes», « peilles », «drapeaux», sont d’abord exposés au soleil pour qu’ils deviennent le plus clair possible, voire blancs. Ensuite, ils sont débarrassés des corps étrangers indésirables (boutons, agrafes, graviers…). Après ces étapes, les femmes effectuent le délissage, c’est-à-dire qu’elles coupent les chiffons en lanières assez larges avec un dérompoir, sorte de serpette tranchante fixée sur le banc des chiffonnières. Le délissage est suivi du triage des lanières qui sont rassemblées dans des paniers selon la qualité du tissu, la taille des lanières, la couleur et le degré d’usure.
L a fabrication de la pâte. Les lanières de chiffon sont portées au pourris- soir, cave ou pièce humide où elles fermentent dans une eau pure ou additionnée de chaux, afin que les fibres se ramollissent et que les graisses se dissolvent. La fermentation peut durer de quelques semaines à 2 ou 3 mois, selon la saison et la qualité des tissus. Il faut les remuer de temps en temps pour que la fermentation soit homogène. Lorsque la macération est satisfaisante, les chiffons passent de nouveau au dérompoir, ce qui permet d’obtenir des lanières encore plus fines. Ils sont alors apportés dans la salle du moulin et jetés dans les piles à maillets où battent des maillets armés de dents métalliques tranchantes et actionnés par l’énergie hydraulique d’une roue à aubes qui autorise un mouvement vertical. C’est le travail de défilage, qui peut durer de 12 à 36 heures et aboutit à une demi-pâte encore irrégulière. Le défilage est suivi souvent d’un autre broyage encore plus fin, l’affinage. Par cette trituration prolongée aussi longtemps que nécessaire, le chiffon est devenu une suspension fibreuse de couleur blanchâtre : la pâte. Au XVe siècle, les Hollandais inventent un système plus performant, la pile hollandaise, dans laquelle les chiffons sont mis en charpie non plus par des maillets mais par un cylindre équipé de lames tranchantes installées dans une grande cuve ovale. Ce système permet d’éviter le pourrissage de la chiffe et de gagner du temps. La pâte obtenue est fine et homogène.
La confection de la feuille. C’est le travail de l’ouvreur ou puiseur. La pâte est délayée dans l’eau claire dans les proportions de 2 % de pâte pour 98 % d’eau. Elle est versée dans une cuve à ouvrer, cuve en bois de grande capacité (jusqu’à 1 500 litres) et munie d’un réchaud qui permet de garder la pâte diluée tiède. En une opération qui s’appelle le «levage», l’ouvreur puise le liquide de cette cuve avec la «forme». La forme est un cadre rectangulaire en bois à l’intérieur duquel sont tendues des tiges parallèles, les pontuseaux, et, transversalement, un réseau serré de fils de laiton, les vergeures, liés aux pontuseaux par de très fins fils de laiton. Ce tamis métallique à claire-voie est muni d’un cadre volant, la couverte, qui s’emboîte parfaitement sur la forme et permet de fixer les limites de la feuille. Pour personnaliser la marque du moulin, un filigrane est en général ajouté, c’est-à dire un dessin exécuté en fil de laiton ou d’argent et appliqué à l’intérieur du treillis de la forme; il produit une image fantôme dans la feuille séchée, véritable signature de son fabricant. Le filigrane peut être vu par transparence.
Lorsque l’ouvreur retire la forme de la cuve, l’eau s’égoutte par les ouvertures du réseau et les matières solides se déposent sur les vergeures et les pontuseaux en constituant un matelas fibreux. La forme est alors retournée sens dessus dessous et la feuille de papier est déposée sur un feutre. L’opération est répétée plusieurs fois. Plusieurs feutres et feuilles sont ainsi superposés, constituant un porse de plusieurs centaines de feuilles. Les porses sont mis sous presse de façon à éliminer l’eau et à permettre le rapprochement des fibres dans l’épaisseur et l’établissement de liaisons hydrogène. Les feuilles sont alors assez solides pour être détachées et mises à sécher sur l’étendoir. S’il s’agit de papier d’écriture, les feuilles sont encollées. En Occident, la colle est longtemps restée à base de gélatine animale, faite à partir de rognures de peaux et de parchemins additionnés d’alun et de sels de cuivre, de fer ou de zinc. Puis, la colle est devenue un mélange à base d’amidon.
L’apprêt du papier. Un premier travail d’épluchage avec un grattoir permet de réduire les éventuelles aspérités. Un tri en piles permet de séparer les feuilles en fonction de leur qualité: bonne, retriée (tachée), chantonnée (ridée), courte (trop petite) et cassée (trouée). Certaines catégories, par exemple les deux dernières, sont invendables et généralement recyclées. Un lissage est effectué ensuite avec une pierre ou un outil en bois pour parfaire l’égalisation. Enfin, l’opération de comptage conduit à des mains de 25 feuilles ou des rames de 500 feuilles. Les feuilles produites par cette méthode sont dites «à la cuve», du nom de la cuve à ouvrer, ou «à la forme», du nom de l’instrument de levage. Si l’on regarde par transparence une telle feuille de papier, on voit à la fois l’empreinte des pontuseaux et des vergeures et le filigrane. Ce sont les papiers dits « vergés ».
Le papier chiffon de nos jours
L’implantation géographique des moulins à papier dépend de la proximité d’une chute d’eau pour actionner le moulin. En France, les premiers moulins se sont installés en Champagne (à Troyes en 1348), dans le Sud-Ouest (à Angoulême, en 1350), en Auvergne (à Ambert, en 1396).
Au cours du XIXe siècle, l’usage du bois comme matière première se généralise, en remplacement des chiffons. Actuellement, le chiffon reste utilisé pour la fabrication de papiers de luxe, de papier à cigarette, de papiers fiduciaires et d’autres papiers spéciaux. Dans ces productions, on utilise aussi les déchets de filature ou des linters de coton. Aujourd’hui, le chiffon représente 2% de l’ensemble des matières premières de l’industrie papetière. La fabrication artisanale existe encore en Auvergne (moulins Richard-de-Bas), en Charente (moulin du Verger à Puymoyen, moulin de Fleurac à Nersac), en Aquitaine (moulins de Larroque et Pombié, à Couze), en Provence (moulin Va Mis Clausa à Fontaine-de-Vaucluse), en Bretagne (moulin Pen-Mur à Muzillac).
Le papier chiffon est un papier de grande qualité. À la différence du papier de bois, il est fait de fibres non lignifiées, longues et homogènes (les fibres de coton font en moyenne 35 mm, celles de lin 40 mm). Ce papier est très solide, permanent car il résiste bien au vieillissement (mieux que le
papier de bois), li peut être sécurisé par le filigranage.
Vidéo : Une variété du matières premières : Les chiffons
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