Des fleuves à fins multiples
N’était que Protée était un dieu marin et non pas fluvial, nul qualificatif ne conviendrait mieux au fleuve que celui de protéiforme, tant sont nombreux les usages qu’il permet : cadre de vie, ressource alimentaire, support d’activités agricoles, source d’énergie, réfrigérant, composant industriel, moyen de transport et espace de loisirs, pour ne rien dire de son rôle dans la structuration de l’espace. Savoir toutefois quelles sont les limites de compatibilité entre ces multiples potentialités, étant entendu que ces divers usages supposent des interventions qui ne sont pas toutes compatibles avec l’équilibre de l’hydro système.
À l’échelle des bassins fluviaux, toute évaluation quantitative de la part relative de ces multiples usages s’avérerait assez vaine, en l’absence de matériel statistique adéquat et l’approche la plus fiable reste celle que J. Margat a établie pour la FAO sur la base de grands ensembles subcontinentaux.
L’utilisation de ces données est d’autant plus délicate qu’elles n’établissent pas la distinction entre usages consomptifs (irrigation, production de vapeur) et usages non consomptifs (passage de l’eau sur les turbines, usages touristiques, utilisation de l’espace fluvial comme cadre de vie, pèche). Les volumes consommés ne sont d’ailleurs pas seuls en cause et les usages de l’eau posent de multiples problèmes à commencer par celui de la qualité des rejets après usage. L’essentiel est de prendre en compte la croissance accélérée de tous les secteurs de consommation.
Le fleuve comme cadre de vie
Le cadre de vie – terme valorisé par les travaux de G. Rougerie1 – peut être défini comme l’ensemble des composantes du milieu naturel, choisies par un groupe aux fins d’habitation, de nourriture, d’activités diverses et de vie de relation. Le choix du milieu fluvial comme cadre de vie suppose une forte intégration de la société riveraine au fleuve mais aussi une dépendance à l’égard des aléas qu’im¬plique ce milieu, contraintes liées au régime et à ses écarts, saisonnalité de certaines ressources halieutiques ou risques physiologiques.
Cette subordination envers le milieu fluvial amène à considérer le fleuve comme un cadre de vie écologique , interdisant de fait toute organisation sociale complexe et marginalisant les groupes concernés vis-à-vis des schémas organisationnels dominant espaces et sociétés. Ces marginalisations avérées font que dans le contexte géopolitique actuel, le problème essentiel de ces groupes marginaux est celui du maintien de leur existence dans le cadre d’États-nations peu enclins à tolérer des particularismes assimilés à des déviances. Aussi bien convient-il le plus souvent de parler de ces groupes au passé pour les pays riches et au conditionnel pour les pays pauvres, tant leurs chances de survie paraissent aléatoires, soit pour des raisons politiques, soit plus simplement du fait de l’intrusion du monde extérieur dans un environnement jusqu’alors fermé.
Sur les fleuves des pays riches: une familiarité révolue
L’intégration des fonds alluviaux, prairies inondables, faux-bras et marais, à des terroirs étendus à la vallée exondée et aux coteaux fut une constante observable sur presque tous les grands fleuves européens . Elle ne prendra fin que de façon progressive, au fur et à mesure du resserrement du lit fluvial et de l’intégration de ses marges dans l’espace cadastré. La configuration des lieux et les rythmes chronologiques des endiguements expliquent de multiples variantes, des rythmes d’extinction plus ou moins rapides et le maintien de quelques survivances.
Le cas le plus riche d’enseignement est sans doute celui du Danube dans la partie la plus basse de la grande plaine hongroise où le fleuve circulait jusqu’au XVIIIe siècle, dans une ample vallée où les hautes eaux pénétraient lentement dans plusieurs milliers de cuvettes reliées au Danube par des chenaux soigneusement entretenus, les foks. La gestion piscicole de ces cuvettes se faisait en indivis sous l’autorité de maîtres des lacs qui réglaient le volume des captures de façon à éviter les prélèvements excessifs. Les ressources de la pêche étaient complétées par l’exploitation des roselières et des prairies inondables pour l’élevage des bœufs, des chevaux et des oies. La composition de la forêt alluviale incluait des arbres fruitiers greffés et récoltés. Ce système quantitativement et qualitativement riche servit de support à la culture magyare au temps de la conquête turque et l’espace du fleuve fonctionna alors comme un isolât économique et culturel. La reconquête autrichienne redonna au Danube son rôle d’axe de communication et des ingénieurs comme Széchenyi entreprirent à cette fin de canaliser le fleuve qui fut coupé des foks. Les ressources halieutiques s’effondrèrent alors et la forêt alluviale cessa d’être une zone nourricière dès les premières années du XIXe siècle.
Alors que la forêt danubienne constituait un système clos, les fonds alluviaux du Rhin et du Rhône étaient intégrés dans des constructions spatiales étendues aux terrasses et aux coteaux. J.-R Bravard a montré, au sujet du Rhône à l’amont de Lyon, la complémentarité des terroirs entre la Chautagne et les coteaux viticoles qui dominaient ce vaste marais. Les terres basses portaient des prairies pâturées et fauchées mais aussi des taillis et, sur les bancs de graviers, des cultures d’aubaine (soumises au risque d’inondation) et même de la vigne.
Les céréales dominaient sur la plaine exondée et le coteau était partagé entre le vignoble dans la partie basse et le bois dans les hauts. Le système rhénan n’était pas sensiblement différent. L’endiguement du Rhône et le drainage des marais ont rompu ces équilibres, mais il est longtemps resté quelque chose des anciennes pratiques d’occupation. Après les endiguements successifs du Rhône, les agriculteurs s’approprièrent discrètement les atterrissements à l’intérieur des digues hautes. La vallée est donc restée jusqu’à l’intervention de la CNR une sorte de front pionnier où les grands domaines riverains entre Valence et Orange, ont pu s’approprier des terres plus intensément cultivées que cadastrées et soumises à l’impôt.
Il ne reste guère en Europe, pour évoquer ce que fut l’occupation des terres amphibies, que quelques rares espaces relictes en voie de résorption comme le delta du Danube, occupé par une population russophone de Vieux-Croyants, les Lipovènes. Ceux-ci pratiquent normalement la pèche plus que l’agriculture . Mais ces pêcheurs ont été regroupés depuis longtemps en coopératives socialistes sévèrement encadrées, cependant que leur espace était à la fois détruit pas l’exploitation industrielle des roselières et réduit par la poldérisation de ses marges. Ce déclin, aggravé par l’intrusion du tourisme et l’attraction de la ville proche de Braila, aura bientôt résorbé ce qui faisait le particularisme de ce groupe.
L’isolement de tait auquel sont soumis beaucoup de deltas explique également ce que furent jusqu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale les bayous du Bas-Mississippi. Comme sur le Danube, cet espace amphibie était occupé par une population allogène, en l’occurrence les Acadiens francophones. Comme sur le Danube, cette population vivait moins de l’agriculture que de la pèche. Comme sur le Danube enfin, l’organisation de l’espace fondée sur les « chemins d’eau » a été déstabilisée par l’intrusion de la modernité, survenue avec l’aménagement de l’Intrnconstnl Waterwciy (un ensemble de chenaux navigables raccordemt entre elles les lagunes côtières) et la construction de routes et de ponts qui :nt rendu caduc le système relationnel des bayous. La pêche s’est modernisée, beaucoup de terres ont été exondées et la survie de la culture francophone semble bien menacée.
Sur les fleuves des pays pauvres: une survie difficile
La description des marais de la Likouala (affluent en rive droite du Congo) du ‘emprunte Gilles Sautter à un administrateur colonial français en fonction 12ns les années trente, montre ce que fat la perception coloniale ou tout simplement européenne des marais africains : « Des herbes recouvrant de l’eau, des taux cachées sournoisement sous d’immenses étendues d’herbes ; par ci par là, quelques bouquets d’arbustes inondés également ; et dans ces immenses étendues dans lesquelles on peut voyager toute une journée sans voir la terre, quelques monticules faits de boue rapportée, érigés par les habitants primitifs de ces tristes lieux… Sur ces éminences de quelques pieds carrés sont édifiées des cases branlantes, qui souvent aux hautes eaux se trouvent inondées elles-mêmes, s bien que l’habitant va de son lit dans sa pirogue et de sa pirogue dans son lit. Aucune pêche, aucune culture, aucun élevage possibles ».
Sensible à la misère de ces gens, une administration coloniale bienveillante les transféra en 1946 sur les r.ves du Congo, jugées plus amènes et sans doute plus faciles à surveiller. Voilà pourquoi, lors de ses enquêtes sur le terrain, G. Sautter découvrit surtout des villages abandonnés, bien que quelques-uns des déportés de 1946 aient réoccupé discrètement les lieux. En étudiant les choses de plus près, l’enquêteur s’aperçut que les occupants de ces marais, populations alima, likouala et likouba, loin de former des groupes repliés sur eux-mêmes, vivaient du commerce fluvial, or, ivoire et sel transitant de la zone soudanaise à la zone forestière, contre poisson sec, manioc et plantes médicinales à la remontée. Ce faisant, les piroguiers nuisaient aux intérêts des compagnies concessionnaires, notamment la Compagnie Forestière du Haut et Bas-Congo, ce qui explique l’empressement de l’administration à les insérer dans l’ordre colonial.
A l’opposé de ces groupes commerçants, un autre peuple des marais, les Maadans irakiens, a vécu des millénaires durant en marge si ce n’est en conflit avec les maîtres successifs de la Mésopotamie. Chiites ou Animistes dans un pays sunnite, ils occupent la vaste zone marécageuse qui va d’Asmara à Bassorah, englobe la zone de coalescence entre l’Euphrate et le Tigre et déborde la fron¬tière entre Irak et Iran. Pas de terres émergées mais des hauts fonds sur lesquels ils entassent des roseaux et de la boue. Ces mêmes roseaux (phnigmites commu- tiis) et des joncs ( Typha augustata) fournissent l’outillage et servent à la construction de maisons éminemment combustibles bien que leur sol soit constamment détrempé. De maigres récoltes de riz, complétées par la chasse et la pêche, suffisent à leur subsistance. Ils ont survécu à tous les régimes, depuis celui
D’Assurbanipal jusqu’à la monarchie hachémite en passant par les Perses, les Grecs, les Romains, les califes et les Turcs. La guerre irano-irakienne a transforme les marais en champ de bataille et les gaz toxiques ont eu raison d’eux. La remis; en ordre sera complète, lorsque sera achevé le grand canal Saddam-Hussein qu: permettra de déstaliniser les terres à l’amont de Samarra et de drainer les marais en aval. Victimes de ce progrès technique, les autochtones, coupés de leur écosystème, disparaîtront en tant que groupe.
Le cas des Soudanais vivant dans la région marécageuse du Bahr el-Ghazal e: du Südd nilotique, Dinka, Bari, Nuer et autres, n’est pas moins dramatique. Animistes occupant un espace contesté entre les Musulmans du Nord et les Chrétiens du Sud, longtemps pourchassés par les marchands d’esclaves, ces pasteurs et pêcheurs campés sur les bourrelets fluviaux du Nil blanc et de ses défluents, menaient une vie assez misérable, jusqu’à ce qu’ils se trouvent pris entre une guerre civile où ils n’étaient pas partie prenante, et les travaux visant à l’assèchement des marais par le canal du Jonglei. Leur avenir est incertain mais ils ont tout de même réussi dans l’immédiat à faire échouer le creusement du canal.
Mieux intégrés aux sociétés englobantes et partenaires actifs de l’économie malienne, les gens du delta intérieur du Niger, étudié par J. Gallais , se partagent entre de nombreuses ethnies spécialisées, les Peul attirés par les pâturages de saison sèche dans l’élevage, les So mono et les Bozo proches des cuvettes de défluviation dans la pèche, les Sonraï et les Bambara dans la culture du riz soit flottant soit repiqué dans des casiers plus ou moins exposés aux risques de crues ou de basses eaux. Les échanges avec les régions périphériques sont assumés par des groupes de piroguiers. La diversité ethnique va de pair avec de faibles densités et l’impression de vide domine en dehors des quelques périodes de grands rassemblements, marchés, pêcheries collectives, pèlerinages, regroupements du bétail. A la différence d’autres marais, le delta intérieur a toujours attiré des populations qui descendaient ou remontaient le Niger et se sont fixées sans jamais se fondre en un groupe homogène ni imposer une domination autre qu’éphémère, exception faite du royaume peul de Cheikou Ahmadou, fondé au début du XIXe siècle mais qui ne résista que quelques décennies à l’assaut des Toucouleurs. Le delta fonctionne comme un mirage qui attire les conquérants et les y laisse embourbés. Savoir si le dernier en date de ces envahisseurs, l’Office du Niger, mettra tin à une longue suite de projets amorcés mais jamais accomplis dans le long terme ?
Il serait possible de multiplier les cas d’espèces, avec les Toubouri du Tchad, les Yei de l’Okavango ou les Ena du Xingu. Mais au-delà des nuances observables entre marais ouverts ou fermés sur le monde extérieur, il existe plusieurs constantes qui méritent d’être soulignées. En dépit de leur richesse écologique, les marais ne supportent que de faibles densités humaines et n’ont jamais permis l’émergence de groupes hiérarchisés et susceptibles d’expansion. La biodiversité
marécageuse peut être interprétée de diverses façons mais le tait le plus évident au plan de la physiologie humaine est l’accumulation des contraintes allant de la malaria à l’onchocercose en passant par la bilharziose, le pian et les maladies respiratoires causées par le recours à la fumée que dégagent des herbes mouillées pour chasser les moustiques. Ces contraintes n’empêchent pas la survie des groupes intéressés et elle aurait l’avantage de les soustraire dans une certaine mesure aux incursions de groupes allochtones dominants mais incapables de supporter les parasitoses locales. Aussi bien le marais peut-il être considéré dans de nombreux cas, comme un espace-refuge pour des groupes se réclamant de cultures autres : Animistes parmi les Musulmans, Vieux-Croyants pourchassés par l’église orthodoxe d’Etat, chasseurs et pêcheurs parmi les agriculteurs, nilo- tiques ou bushmen parmi les bantous. Le marais – ou la forêt alluviale – a pu abriter tous ces particularismes aussi longtemps que de grands moyens techniques n’ont pas été mis en œuvre pour le détruire. Mais à l’ère des grands travaux et des Etats-nations, il attire soit les dessiccateurs, soit les constructeurs de digues appuyés les uns et les autres par des dirigeants politiques aussi sensibles au prestige que confèrent les grands travaux, que soucieux d’unification nationale par éradication des déviants. Seule, la prise en compte de l’écologie globale et du rôle des zones humides dans la régulation des flux hydriques pourrait protéger ces espaces et ces groupes également menacés. Il ne semble pourtant pas que cet argumentaire ait une portée significative.