Crise et renouveau
Crise et renouveau
Les questions que les géographes du début du siècle se posaient à propos des faits de culture étaient si étroitement circonscrites qu’elles les condamnaient à une vue superficielle des problèmes. Ils avaient tendance, comme James Duncan (1980) l’a souligné, à en faire une réalité de nature supérieure, qui s’imposait aux hommes : ils ignoraient du coup les problèmes que pose la transmission des savoirs et la diversité des formes qu’elle revêt au sein d’une même société selon les lieux et les couches sociales ; ils négligeaient les aspects normatifs de la civilisation.
Un effort d’approfondissement avait pourtant eu lieu. Il ne remettait pas en cause les options majeures retenues au début du siècle, mais l’analyse des faits de culture s’en trouvait enrichie (Mikesell, 1978 ; Forte et alii, 1993).
Crise et déclin de la géographie culturelle
Les travaux de géographie culturelle menés dans les années 1960 ou 1970 sur la lancée de ceux pratiqués depuis le début du xxe siècle ne manquent pas d’intérêt (pour un tableau de la géographie culturelle au seuil de cette période, Rostlund, 1955 ; Wagner et Mikesell, 1962). Les recherches que les géographes français consacrent aux sociétés africaines, malgaches ou océaniennes sont passionnantes. À l’occasion du cinq-centième anniversaire de la découverte de l’Amérique, les Annals of the Association of American Geographers consacrent un numéro spécial (1992) aux Amérique avant et après 1492 » : il s’inscrit dans la plus pure tradition sauérienne : la répartition des populations amérindiennes et les paysages qu’elles avaient façonnés avant les premiers contacts sont maintenant bien connus.
Beaucoup de géographes hésitent pourtant à poursuivre des travaux dont I inspiration leur paraît démodée. D’autres spécialistes leur succèdent alors en France, l’évolution des paysages et de leur façonnement par la culture est de plus en plus écrite par des historiens (Trochel, 1993). Les anthropologues américaines
aiment aujourd’hui analyser de manière précise, comme le faisait Sauer, les rapports des groupes et de leur environnement. L’écologie qu’ils mobilisent est modernisée : elle fait une large place aux bilans énergétiques. Leur ambition est cependant très voisine de celle de l’école de Berkeley (Vayda, 1969). A.W. Crosby consacre en 1986 un essai à l’impérialisme écologique et à l’expansion biologique de l’Europe : il s’inscrit dans la plus pure tradition sauérienne, même s’il n’est pas géographe.
La fécondité de certaines recherches inspirées par les travaux du début du siècle ne doit pas cacher la désaffection qu’ils rencontrent chez les géographes.
L’uniformisation du monde
Dans les premières décennies du XXe siècle, les géographes qui s’intéressaient aux faits de culture s’attachaient essentiellement à la diversité des petites cellules des sociétés d’ethnologues et des campagnes du monde traditionnel. Le progrès technique, la facilité des communications et l’industrialisation des fabrications d’outillage effacent rapidement ces traits.
L’inquiétude que suscitait l’uniformisation du monde était déjà vive chez les géographes du début du xxe siècle. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, les campagnes gardaient cependant une forte spécificité : on continuait à utiliser ici des charrues et là des araires, et à atteler, selon les lieux, des ânes, des chevaux, des mulets, des bœufs, des buffles ou des chameaux.
L’irruption du tracteur accélère les transformations : le moteur à explosion et l’électricité assurent partout l’accès à des formes concentrées d’énergie, ce qui entraîne une rationalisation brutale du travail. Les attelages disparaissent et les parcs de machines abrités sous les hangars ou étalés en plein air se ressemblent désespérément.
L’intérêt des géographes pour les faits de culture était axé sur l’ensemble des outillages et des équipements mis en œuvre par les hommes pour exploiter l’environnement et aménager leur habitat. La mécanisation et la modernisation mettent en place un arsenal de machines et des types de constructions tellement standardisés que le sujet se vide de son intérêt. La géographie culturelle est en déclin parce que les faits de culture technique cessent d’expliquer la diversité des distributions humaines.
L’inadaptation du genre de vie à l’analyse des milieux urbanisés et industrialisés
En France, l’instrument qui donnait aux travaux inspirés du modèle vidalien leur profondeur, l’analyse des genres de vie, est inadapté au monde urbain et industrialisé.
Les sociétés traditionnelles étaient professionnellement homogènes : les masses rurales regroupaient plus de 80 % de leur population. Les contraintes imposées par l’environnement et par les structures foncières étaient généralement si fortes qu’on ne disposait, dans une communauté, que d’une façon de produire ce qui est nécessaire à l’existence. Il suffisait, pour comprendre les problèmes
qu’elle rencontrait, de décrire les travaux et les jours d’une de ses unités élémentaires, ferme ou élevage familial.
La modernisation de l’économie fait glisser une part croissante de la population active vers les secteurs secondaire et tertiaire. La description des genres de vie rend compte de la partie de l’existence menée en famille, en dehors du travail : l’heure des repas, les rituels de la vie quotidienne à la maison, le trajet vers l’école, le bureau ou l’usine, etc. Mais le temps passé à l’atelier, au magasin ou assis à sa table de travail échappe aux simplifications : les tâches des ouvriers, des contremaîtres, des techniciens ou des ingénieurs sont très variées ; on ne les comprend qu’en les replaçant dans le cadre des fabrications auxquelles ils participent.
Dès les premières années de l’après-guerre, Max Sorre (1948) et Pierre George (1951) soulignent ces limitations. Ils ne parviennent pas à les surmonter. L’idée s’impose donc que les méthodes de description mises au point par la géographie française et qui convenaient si bien à l’appréhension des réalités culturelles du monde traditionnel ne sont pas faites pour la société modernisée qui se généralise alors rapidement. Les sociétés à genre de vie disparaissent partout dans le monde. Cela condamne, semble-t-il, les recherches de géographie culturelle.
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