Drames climatiques ou incuries politique?
Juillet 1995 : au cours d’une canicule1 de quatre jours seulement, plus de 730 personnes meurent de chaleur à Chicago où, par endroits, les températures atteignent 46 °C. Ce chiffre n’est peut-être pas très parlant pour qui n’a pas expérimenté une telle température mais il faut savoir que ces circonstances météorologiques sont très difficiles à supporter au bout de quelques heures, même pour quelqu’un de jeune, en bonne santé et en pleine forme. Quelques semaines auparavant, à la fin juin 1995, un document officiel du ministère de la Santé américain avait comptabilisé la mort de 5 379 personnes, provoquée par les chaleurs estivales extrêmes qui avaient frappé les États-Unis entre 1979 et 1992. Prévenus par les autorités municipales du risque de canicule, les habitants de Chicago qui peuvent financièrement se le permettre vident donc les magasins d’appareils de climatisation et de ventilateurs.
Dès lors, c’est l’enchaînement des fatalités : la compagnie d’électricité ne parvient plus à faire face au sur¬croît de consommation. Les pannes se multiplient et les équipements disjonctent. Il s’agit d’une compagnie privée : Commonwealth Edison. Ce détail revêt une certaine importance car il est explicatif : contrairement à un service public, l’objectif premier d’une compagnie privée est de faire des profits – ce qui est légitime mais qui l’entraîne inévitablement dans des économies enrichissantes pour les actionnaires et ruineuses pour le public. Dans les quartiers défavorisés, la seule solution pour se rafraîchir consiste alors à s’asperger d’eau. Les bouches à incendie sont illégalement ouvertes, offrant des gerbes de fraîcheur aux plus démunis. Ces captations sauvages, se comptent par milliers. Du même coup, l’eau vient à manquer dans de nombreux quartiers, aggravant la déshydratation des plus faibles : personnes âgées, malades, nourrissons. La police intervient et une sorte de guérilla urbaine pour l’eau s’installe. Les hôpitaux sont rapide¬ment débordés et la morgue saturée, au point qu’il faut avoir recours à des camions frigorifiques de viande – on est à Chicago – pour conserver les cadavres avant leur inhumation…
Ce sont les pauvres qui paient le plus lourd tribut : « La carte de la mortalité durant la vague de chaleur recoupe (…) celles de la violence urbaine et de la ségrégation raciale et sociale. Les endroits les plus touchés forment un anneau qui longe, mais sans les atteindre, les quatre zones les plus riches de la ville. Sur les quinze quartiers ayant le plus souffert, onze sont habités par une proportion exceptionnellement élevée de personnes qui vivent avec des revenus inférieurs à la moitié du niveau officiel de pauvreté. »* Les autorités, et même le maire démocrate Richard M. Daley, se défausseront de leur incurie patente en accusant la fatalité climatique, la compagnie d’électricité et les victimes elles-mêmes, « qui n’ont pas su se prendre en charge ».