Espace,culture,créativité et subversion
L’existence de coulisses, de retraites, de lieux de repos, de loisir et de fête est indispensable au bon fonctionnement des groupes sociaux. Mais la présence de Mimées qui échappent aux contrôles a d’autres vertus.
Le rôle des espaces marginaux
la frontière
Aux marges de la société, les contraintes se desserrent, les règles s’imposent avec moins de rigueur, leur non-respect n’entraîne pas les mêmes sanctions. La remise en cause des pratiques dominantes, l’invention de nouveaux discours et l’émergence de nouvelles normes deviennent plus faciles. Les groupes qui les adoptent se posent en s’opposant, refusent les règles normales, et en sécrètent d’autres. Leur rôle est variable.
Il est des cas où les conduites mises en œuvre aux limites de la société dominante ne menacent pas les principes sur lesquels celle-ci repose ; elles permettent à certaines minorités de maintenir leurs spécificités, à d’autres d’exploiter ou de parasiter la société globale. Le monde marginal est d’ailleurs souvent tout aussi structuré que le monde auquel il s’oppose : c’est vrai des groupes délictuels, ceux de hors-la-loi ou de bandits de grands chemins des sociétés rurales, ou ceux des « milieux » ou mafias des zones urbaines. Sans solidarité pour contrer les pressions exercées par la police, sans loi du silence, la criminalité serait vite tenue en échec.
Dans d’autres situations, les espaces qui échappent au contrôle strict servent à multiplier les expériences, à prôner d’autres valeurs, à imaginer des solutions inédites aux difficultés auxquelles le corps social est confronté. La marginalité devient culturellement productive. Les sociétés qui disposent d’espaces où leur emprise est imparfaite sont souvent plus plastiques que d’autres. Elles se transforment avec moins d’à-coups, moins de déséquilibres persistants et de réajustements brutaux.
La frontière a joué un rôle moteur dans l’évolution de la société américaine depuis le temps de la colonisation jusqu’à ce que le peuplement atteigne les rivages du Pacifique, il y a un siècle de cela (Claval, 1990). Cela tenait à la nature même du système politique américain : l’administration n’y est pas mise en place par le pouvoir central, mais résulte de la prolifération d’un peuplement qui prend en main ses destinées.
La présence de marges où le poids de la société globale devient moins sensible a toujours une profonde signification pour les équilibres sociaux et la vie culturelle. Cole Harris (1977) a souligné F« aplatissement » que les sociétés européennes ont connu en essaimant outre-mer. La plupart des colons rêvaient d’y reconstituer — à leur profit — les pyramides sociales auxquelles ils étaient habitués dans leurs pays d’origine. Mais comment éviter que les serviteurs ne tentent leur chance sur la frontière proche, obligeant chacun à pourvoir à l’essentiel de ses besoins ? En Europe occidentale, Pierre Chaunu (1974) souligne l’originalité du monde plein qui naît, au xiie siècle, de la fin de la colonisation des espaces restés jusqu’alors vacants : la « frontière » disparaît, et avec elle, la plasticité sociale et l’inventivité culturelle de beaucoup d’espaces européens.
Marges et contre-cultures
L’existence de zones où les densités sont si faibles que les formes habituelles du contrôle social ont de la peine à s’épanouir crée donc, au sein de l’espace social, un premier type de terres hors normes. L’accumulation des populations dans les grandes villes aboutit, paradoxalement, un peu au même résultat. Il n’est pas possible, au cœur d’agglomérations multimillionnaires, d’échapper à la foule, mais la pression collective n’est plus aussi pesante là où elle devient anonyme.
La disparition des fronts pionniers n’est jamais définitive : ils resurgissent dans le monde urbain, dans la mesure où celui-ci autorise de nouvelles formes de marginalité ; ils réapparaissent lorsqu’un système socio-économique est soumis à restructuration, que ses activités anciennes périclitent et que les utilisations du sol traditionnels ne sont plus nécessaires.
Dans les sociétés urbanisées du monde contemporain, c’est souvent dans les quartiers centraux des agglomérations, ou dans les franges périurbaines, qu’il est le plus facile d’échapper aux environnements contraignants. Les contre-cultures y sont particulièrement vivantes (Roszak, 1969 ; Goldstein, 1989) : elles contestent les valeurs dominantes et proposent de nouvelles interprétations du jeu social.
I Iles se montrent généralement subversives.
Crises, catastrophes et innovation culturelle
Pour que le changement soit possible, il faut que les cadres existants se dissolvent, comme ils le font souvent aux marges ou dans les interstices des espaces solidement encadrés. C’est aussi ce qui se produit lorsque le fonctionnement normal de la société se trouve interrompu et que les principes qui la fondent sont remis en cause. À l’occasion d’une éruption volcanique, d’un tremblement de terre ou d’une catastrophe d’origine humaine, les autorités en place ne se montrent pas toujours à la hauteur de la situation. Les lacunes qui apparaissent alors en pleine lumière, mettent à mal le prestige des institutions existantes qui se distinguent par leur inefficacité, leur lâcheté parfois. Des forces jeunes surgissent, encore mal structurées, mais qui parlent de nouvelles possibilités : on les écoute volontiers.
Le traumatisme qui remet en cause un système social et conduit à un renouvellement profond de sa culture est quelquefois lié à une défaite militaire (Vidalenc, 1957) : celle-ci ne prouve-t-elle pas l’incapacité des généraux et du pouvoir civil qui les a nommés ? Les vainqueurs ne tirent-ils pas leur succès de ce que leurs actions s’inspirent d’une vraie morale, de vrais Dieux, ou d’une philosophie plus conforme au cours de l’histoire ? La géographie avait naguère l’habitude de ne s’attacher qu’aux périodes de prospérité, puisque son but était de dresser le bilan des capacités productives des différentes régions et des différents groupes humains. Les attitudes sont aujourd’hui différentes : les situations de crise focalisent de plus en plus l’attention, puisqu’elles révèlent les faiblesses des systèmes existants et accélèrent souvent leur évolution.
Révolutions, restructuration et mutations culturelles
Le changement n’est pas toujours lié à l’inégale pression de la société instituée sur l’espace où elle est installée. Il peut résulter d’une remise en cause plus générale de ce qui la fonde.
Le renouvellement ne procède plus alors d’expériences menées aux marges du territoire. Il résulte d’une crise profonde de ce qui constitue le lien social : il procède d’une restructuration générale de la vie économique, d’une révolution qui boule¬verse les institutions politiques et les relations institutionnalisées, ou d’une crise des valeurs religieuses ou intellectuelles traditionnelles. Qu’est-ce qui conduit à un tel ébranlement général de l’ordre existant ? Qu’est-ce qui pousse les gens à accepter telle forme d’organisation nouvelle plutôt qu’une autre ? On comprend pourquoi les situations instables, les remises en cause brusques, les conversions à une nouvelle foi fascinent les spécialistes de géographie culturelle : des leaders inspirés, des chefs charismatiques, des prophètes répandent par la parole et par l’exemple de nouvelles idées, créent de nouvelles structures et entraînent l’adhésion de foules innombrables. Quelle part tient, dans leur succès, leur verbe inspiré ? Quelle part revient à leur capacité à canaliser des tensions latentes et à trouver une expression acceptable à des aspirations longtemps refoulées ?