Grands fleuves et grands travaux : L'aventure coloniale
L’aventure coloniale
Le XIXe siècle a vu le relais des vieilles colonies mercantiles par un mouvement expansionniste d’une ampleur jamais égalée, animé d’abord par la Grande- Bretagne qui n’en finissait pas d’expédier ses cadets dans les espaces « vides » du Canada, de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande promus au rang de « colonies de peuplement », tout en cherchant à tirer un profit maximum de l’Empire des Indes. À partir de 1871, la France, jusqu’alors animée par le souci de peupler l’Algérie, cherchera dans l’aventure coloniale, une compensation à la perte de /Alsace-Lorraine. Une logique inverse fera que l’Allemagne ne se lancera que tardivement dans cette même quête de territoires promus au rang de fournisseurs de matières premières tout en constituant des marchés protégés.
Très vite, les problèmes d’hydraulique deviendront prioritaires dans le cadre de ces systèmes. En témoigne la traduction en anglais, le plus souvent à la demande et aux frais des gouvernements successifs, de tous les traités hydraulique connus, ceux des Italiens (Castelli, Frisi, Venturi) comme ceux des Français Mariotte, du Buat, Belidor). Dès le début du siècle, des enquêteurs dûment mandatés entreprennent de vastes enquêtes de terrain, principalement en Italie en Espagne : Bairdsmith et Markham opérant pour le compte de la Compagnie des Indes, Jaubert de Passa et Vincent travaillant pour le ministère fiançais.
Dans l’Inde britannique, la mise en œuvre de ces savoirs acquis servira l’abord à restaurer les ouvrages hérités de l’empire moghol, en particulier le canal de la Jumna creusé entre les XIVe et XVIe siècles et ruiné au XVIIIe. Par la suite, les ingénieurs britanniques aménagèrent les deltas de la Cauveri, de la Krishna et dès 1855, Cautley mena à bien en huit ans, le creusement du Grand Canal du Gange (1 200 m3/s) puis le canal du Bari Doab (1857) qui inaugurait La série des canaux dérivés de l’Indus.
De tous les ingénieurs qui contribuèrent à ce grand œuvre qui, pour l’essentiel, répond à la grandeur de l’Angleterre victorienne, le plus remarquable est Villiam Willcocks personnage haut en couleur (Bible, colt, whisky et quinze r.eures de travail par jour), lequel, formé dans les Indes, réalisa le premier barrage l’Assouan (1897) et le barrage complémentaire d’Assiut. Appelé en Iraq et après avoir étudié les traces des ouvrages antérieurs, il rétablira un système d’irrigation rondé sur le grand barrage de Samarra et le complétera par les ouvrages de Dokan, Kut et Habbanya qui constituent toujours l’armature du dispositif hydraulique irakien.
De leur côté, les ingénieurs français, également présents sur le Nil (Linant de Bellefond) jusqu’à l’occupation de l’Egypte pour cause d’intérêts britanniques, mirent au point, dans la région d’Oran, la technique moderne des barrages de retenue (Maurice Aymard) définitivement acquise au début du XXe siècle et donc transférable dans le registre de la houille blanche. Par la suite, l’aventure coloniale se poursuivra avec l’œuvre de Bélime sur le Niger, cependant qu’un relais des capacités d’intervention entre colonisateurs et ingénieurs autochtones, s’opérait discrètement dans le cadre des divers Offices chérifiens en charge des problèmes de l’eau dans le royaume du Maroc. Dernier épisode de cette phase coloniale, c’est à partir des réseaux de compétences formés à l’école marocaine, que sera constituée en France, la Compagnie Nationale d’Aménagement du Bas- Rhône-Languedoc1.
L’Ouest américain de Brigham Young à Franklin Roosevelt
Le premier Congrès International des Irrigations eut lieu en 1891. Le fait qu’il ait été réuni à l’initiative de l’ingénieur mormon William Smvthe et qu’il ait eu pour cadre Sait Lake City, capitale des Mormons n’est pas fortuit car, pour l’essentiel, l’hydraulique moderne procède à la fois de cette minorité dynamique et de la spécificité de son environnement, l’Ouest intramontagneux des Etats- Unis. Une fois prise la mesure de cette spécificité et du rôle éminent que jouèrent les précurseurs mormons, il convient toutefois de faire la part de deux autres catégories d’acteurs, PÉtat fédéral et le grand capitalisme.
Au-delà du 100e méridien, l’Ouest intramontagneux est placé moins sous le signe de l’aridité, que sous celui de la sécheresse avec l’alternance des années où la pluie laisse entrevoir des cycles de prospérité et des années calamiteuses où la sécheresse remet en question le bien-fondé des entreprises humaines en milieu marginal. Dans ce contexte, aggravé par le milieu montagnard, où les étés trop chauds alternent avec les hivers trop froids, les rares fleuves pérennes (Columbia : 7 500 m /s, Colorado : 700 m3/s) constituent les atouts maîtres de toute mise en valeur dans la zone des plateaux et bassins situés entre le littoral californien et le rebord oriental des Rocheuses. La question s’est donc posée très tôt de savoir quelles superficies pouvaient être mises en valeur par l’irrigation à partir de ces ressources. Par la suite, les profils tendus de ces fleuves où les bassins alternaient avec des gorges étroites faciles à équiper de barrages, ont ouvert des perspectives énergétiques considérables.
De fait, le recours à l’irrigation constituait le seul gage de survie pour les disciples de Brigham Young, qui investirent en 1847 le site particulièrement ingrat du Grand Lac Salé. Leur organisation, fondée d’une part sur la constitution de fortes équipes capables de mener a bien de vastes travaux en un laps de temps très court, d’autre part sur un régime foncier qui faisait de la collectivité – représentée par PEglise – le propriétaire éminent du sol, permit d’exécuter des captages, stockages et dérivations dont l’ampleur dépassait les moyens de simples individus, puis de concevoir des périmètres d’irrigation rationnels. Incidemment et de façon empirique, ils développèrent les principes de l’agriculture hydraulique moderne. Par la suite, il surent se couler dans le cadre de la législation américaine par le biais d’associations et de compagnies d’irrigation qui n’étaient en fait que l’émanation de leurs églises, dégager dans leur groupe des techniciens de haut niveau, passer d’une économie de subsistance à une économie de marché, ce qui leur permit d’essaimer dans tout l’Ouest semi-aride. Cette histoire édifiante a pour contrepartie les pressions que peut exercer une théocratie sur les individus et les fabuleux profits qu’ont pu réaliser pelisses mormone et les banques qui lui sont inféodées. On retrouve leur marque jusque dans les grands groupes agro-alimentaires comme l’Utah & Idaho Sugar C°.
Les premiers à tirer profit du modèle mormon furent les grands propriétaires fonciers, les cattle kinjjs qui contrôlaient de vastes espaces à partir des rares points d’eau. Appuyés par des banques et associés à des entrepreneurs de grands travaux ils définirent deux modèles de valorisation basés, l’un sur la constitution de vastes domaines irrigués, l’autre sur la constitution et la revente de lots équipés pour l’irrigation, eux-mêmes gardant le contrôle de la ressource en eau.
Partisan de la libre entreprise, état fédéral Hit très long à se manifester et c’est seulement en 1877 que fut promulgué le Desert Land Act qui attribuait 256 hectares de terre sèche à quiconque pourrait les aménager en terrain irrigué. Il va de soi que ces normes excluaient de fait la masse des petits agriculteurs et laissait le champ libre aux détenteurs de capitaux. Pourtant, une doctrine de Peau avait été formulée en 1878 par l’un des meilleurs connaisseurs de l’Ouest aride, le Directeur du Geological Survey, J.W. Powell qui préconisait la mise en place d’une « démocratie technologique » sur la base du découpage de l’Ouest en lots plus ou moins vastes selon la disponibilité en terre et en eau. La taille de ces lots pouvait aller de quelques hectares à plusieurs milliers selon leur aptitude à porter des vergers ou des pâturages extensifs. Un service fédéral assurerait l’équipement. Terres et infrastructures seraient remboursées par les attributaires, et la réalisation du projet eût permis la mise en culture de quatre millions d’hectares. La libre entreprise capitaliste eut raison de cette utopie réaliste.
L’Etat fédéral ne s’investira réellement dans la valorisation du capital hydrique de poutsé qu’à partir de la création en 1902, à l’instigation de Théodore Roosevelt, du Bureau of Réclamation. Mais les coûts élevés des investissements initiaux et la faible rentabilité des capitaux ainsi engagés expliquent l’insignifiance des projets menés à bien jusqu’à la grande dépression des années trente et à l’avènement du New Deal. Les théories keynesiennes du plein- emploi trouvèrent dans POuest un champ d’application d’une ampleur inespérée avec l’équipement du Colorado (Hoover Dam, Parker Dam, etc.) puis celui de la Columbia (Grand Coulee, Chief Joseph, etc.). Mais si le potentiel énergétique ainsi créé put être pleinement utilisé lors de la Seconde Guerre mondiale, les travaux d’hydraulique agricole furent laissés une fois de plus à la libre entreprise, en l’occurrence les grandes exploitations cotées en bourse, relevant du corporate farming : sur le plateau de la Columbia, la ferme Boeing s’étend sur 40 000 hectares.
Il n’empêche que le modèle d’équipement mis au point dans poutsé des États-Unis, grands ouvrages hydroélectriques et vastes exploitations irriguées, a servi de référence pour d’autres projets conçus dans des systèmes politiques différents, notamment les grands travaux soviétiques, avec l’aménagement de la Volga ou les systèmes d’irrigation dans l’Asie centrale et le bassin de la mer d’Aral. Le projet chinois des Trois-Gorges pourrait bien être le dernier avatar de ce genre, actuellement remis en cause par la prise en compte des valeurs environnementales.
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