Grands fleuves et grands travaux : Le barrage
Le registre mondial des grands barrages recensait 5 268 barrages de plus de 31 mètres de haut en 1950. L’effectif était passé à 12 707 retenues en 1971 et le dernier recensement, celui de 1988, en comptait 18 200. A défaut d’une acrialisation globale, nous savons également qu’en 1997, au moins 774 barrages errent en construction1. Nous assistons donc à l’expansion prodigieuse d’une ris ancienne technique. Mais, pour l’essentiel, la comparaison des relevés des releves et de 1992 met en évidence un vaste transfert des réalisations depuis les vieux pays largement équipés, vers les pays en voie de développement.
Il va de soi que ce tableau d’ensemble ne précise ni les volumes contenus dans ces ouvrages ni quelle est dans ce total, la part des barrages implantés sur de grands fleuves. L’évolution mesurée n’en montre pas moins une mondialisation amorcée depuis les années cinquante pour le Canada et l’Union soviétique et les années soixante pour l’Afrique et l’Asie.
Le vaste potentiel ainsi répertorié est loin d’être homogène, ne fût-ce qu’en raison des multiples finalités auxquelles répondent ces ouvrages : contrôle des débits, production hydroélectrique, irrigation, navigation, ravitaillement urbain, étant entendu qu’un même ouvrage peut être utilisé à des fins multiples. De façon très générale, le stockage porte sur des débits jugés excédentaires à un moment donné mais qui seront utilisés à des fins décalées dans le temps : les heures ou les mois de forte consommation énergétique ; la saison sèche pour l’ir-rigation ; l’écrêtement des crues ou le soutien des étiages pour la navigation ou la protection des vallées densément peuplées et urbanisées.
Bien entendu, les caractéristiques recherchées pour ces ouvrages sont fonc¬tion des objectifs fixés par le maître d’œuvre : pour le contrôle des crues ou des étiages, seule compte la capacité de stockage en un ou plusieurs ouvrages ; pour la production hydroélectrique la combinaison idéale réunit un débit important et régulier avec une forte chute ; pour l’irrigation, c’est la relation entre le poten¬tiel disponible en saison humide et la demande du secteur agricole en saison sèche, qui commande les caractéristiques de l’ouvrage. Ces multiples données expliquent la grande diversité des ouvrages réalisés en fonction de ces objectifs mais aussi des contraintes imposées par le milieu naturel.
Données et contraintes du milieu
Tous les fleuves et tous les sites ne se prêtent pas également à l’exploitation du potentiel hydrique. S’agissant du fleuve, l’idéal reste la mise à disposition d’un débit abondant et à peu près constant, caractéristique qui n’existe guère que dans les zones équatoriales humides (Amazone, Congo) ou tempérées océaniques (Frazer, fleuves norvégiens). Pour le reste, il faut tenir compte des irrégularités intersaisonnières, sensibles aussi bien dans les régions tropicales (le Gange voit passer 80 % de son débit annuel entre juillet et octobre) que dans les régions alpines (alimentation par fusion nivale ou glaciaire, d’où l’abondance estivale et les étiages de saison froide) que dans les régions arctiques (concentration des débits sur une période pouvant ne pas excéder un trimestre dans le cas de l’Ienisseï et de l’Angara). Dans ces divers cas de figure, une utilisation continue exigera le stockage de volumes d’autant plus importants que l’irrégularité inter¬saisonnière ou interannuelle est grande.
La nature du bassin versant implique d’autres contraintes, liées notamment i la nature des roches. Des formations gypseuses abondantes peuvent entraîner une altération de la qualité des eaux qui deviennent impropres à l’irrigation. Plus fréquemment, c’est la nature friable du matériel, marnes, flys’ch, grès mal conso¬lidés et surtout loess, qui provoque un comblement plus ou moins rapide dn réservoir. Cas limite, le grand barrage du Sanmen sur le Huang-He, programme dans le cadre de la coopération sino-soviétique, eût été comblé en moins de trente ans par la charge solide du fleuve, en dépit de son volume fixé à 36 kir.’
Or. imagine sans peine les conséquences catastrophiques de ce processus qui n’a pu être évité que grâce à la cessation de l’aide sociétique . A une autre échelle, ics barrages réalisés sur les « grands » fleuves algériens ont une durée de vie xxtvenne de l’ordre du demi-siècle. La nature du substrat géologique n’est pas seule en cause et les délais de comblement peuvent être accélérés ou retardés scion la nature et la gestion de la couverture végétale : la prairie et la forêt retien¬nent les particules solides, alors que les labours et les déboisements facilitent leur bilisation.
Au niveau des sites retenus pour la construction du barrage, deux problèmes ü posent, celui de l’assise et celui de la capacité. Même si les techniques —odernes de remblaiement peuvent réduire les risques de déstabilisation et de rupture, la recherche d’une assise solide, de roches compactes, non fissurées (les formations karstiques sont à éviter) et non affectées par des fractures, reste une constante. La topographie joue également un rôle essentiel, le site idéal corres¬pondant à une gorge en roche dure, quartzite ou aplite, en arrière de laquelle s’ouvrirait un bassin excavé en roches tendres . C’est un dispositif qui se retrouve rréquemment sur les boucliers archéens, depuis le Canada jusqu’au Brésil. Inversement, les topographies planes et les vallées peu encaissées exigent des digues de couronnement très longues, souvent flanquées par des digues latérales ivec, au final, des capacités relativement faibles eu égard à la surface ennoyée. À dtre de comparaison et en limitant celle-ci à deux centrales russes, Nurek établie <ur une gorge étroite de la Vakhsh (Amou-Daria) retient 10 km derrière une digue longue de 700 mètres, alors que sur le Dniepr, l’ouvrage de Dnieprodzerjinsk retient 2 km3 derrière un système de digue qui développe une longueur de 35,6 km. Il est vrai que le barrage de Nurek a 300 mètres de haut et celui du Dniepr 34 mètres.
La grande diversité des techniques
Indépendamment des données naturelles, les grands barrages peuvent être classés selon de multiples critères. La hauteur constitue une donnée essentielle pour les électriciens, avec un record établi par Rogun (335 m) sur la Vakhsh, suivi par Nurek (300 m) et la Grande Dixence (285 m). Les électriciens insistent également sur les avantages des usines souterraines dont les plus vastes sont celles de La Grande II et IIA qui mesurent 48 mètres de haut pour 26 mètres de large et des longueurs respectives de 348 et 484 mètres.
Le critère essentiel de différenciation reste cependant la technique de construction des ouvrages, ce qui permet de distinguer les types suivants :
- Des roches tendres comme des schistes, mais non pas des formations instables du type moraines ou
- les barrages-poids, en béton, résistent à la poussée des eaux par leur masse. Ils exigent des assises particulièrement saines et des ancrages solides pour résister à la poussée des eaux. Leur construction est rendue onéreuse par la quantité de béton qu’ils exigent : 6 millions de m3 pour la Grande Dixence sur le Rhône, mais 33 millions de m3 pour Itaipu sur le Parana ;
- les barrages voûtes, également construits en béton, exigent moins de matériaux et répartissent au mieux les poussées sur l’ensemble de leur périmètre. Parmi les plus anciens et les plus remarquables, on retiendra le Hoover Dam (1936) et pour les ouvrages plus récents, Inguri en Georgie (1980) ;
- les barrages à voûtes multiples qui constituent un allégement du modèle précédent avec pour ouvrages représentatifs, Roselend dans les Alpes fran¬çaises et surtout le puissant Daniel Johnson (142 km3) sur la Manicouagan ;
- les barrages en enrochements ou en matériaux meubles supposent la manipulation et le tri d’énormes volumes de matériaux généralement collectés sur place. La plupart sont dotés d’une âme en argile compacte, autour de laquelle on entasse des matériaux meubles qui sont ou non protégés par des enrochements. Parmi les plus remarquables, Assouan, Atatürk, Foz de Areïa. Ce type de barrage tend actuellement à se multiplier, grâce à la puissance des engins modernes de terrassement, bouteurs, tapis convoyeurs ou camions- bennes.
La hauteur constitue un autre critère de différenciation technique avec une distinction possible entre :
- les ouvrages de haute chute qui captent des quantités d’eau assez modestes mais produisent une forte quantité d’énergie grâce à l’usage de conduites forcées et à l’ampleur de dénivellations qui peuvent atteindre plus de 1 000 m pour la Grande Dixence. Dans le cas de cet ouvrage, la médiocrité initiale du débit capté a été compensée par tout un système de relais et de pompages qui concentrent vers une centrale unique, les eaux de plusieurs vallées affluentes du Rhône. Dans l’ensemble, ces ouvrages de haute chute se situent loin en amont des grands bassins fluviaux ;
- les ouvrages de moyenne chute utilisent au mieux l’opposition entre gorges étroites et bassins excavés. Faute de fortes dénivellations, ils sont le plus souvent dépourvus de conduites forcées conduisant les eaux vers des centrales situées assez loin en contrebas. Ils constituent actuellement l’essentiel des grands ouvrages, leur importance variant avec le volume d’eau retenue ;
- les ouvrages de basse chute, implantés sur le cours aval des fleuves, offrent l’avantage de gros débits mais subissent un double handicap : une faible hauteur de chute dans un contexte topographique qui interdit normalement la création de vastes retenues ; une dépendance marquée envers les variations saisonnières ou quotidiennes de débit. Dans ce contexte, deux techniques de valorisation du potentiel sont concevables : la technique russe illustrée par l’escalier de la Volga et la technique française de dérivation développée systématiquement sur le Rhône. Le système russe obtient une relative régularisation des débits et une hauteur de chute non négligeable, grâce à la création de vastes réservoirs. Mais l’implantation de ceux-ci exige la mise à disposition de très vastes espaces, le plus souvent peuplés et déjà mis en valeur à de multiples fins. Le système rhodanien, tenant compte des modes d’occupation préexistants, substitue aux réservoirs un ensemble d’ouvrages intégrant une retenue permettant de dériver un débit convenu dans un canal dont la pente est inférieure à celle du fleuve. Ces débits dérivés sont turbinés dans une usine située en aval et retournent au fleuve par un canal de fuite. Abstraction faite de l’ouvrage de moyenne chute de Génissiat et du barrage au fil de l’eau de Yaugris, quinze ensembles de ce type ont été implantés sur le cours français du Rhône . Si ce type d’aménagement offre l’avantage de ne pas trop perturber les collectivités riveraines, il n’en souffre pas moins de sa totale dépendance vis-à-vis des variations quotidiennes et saisonnières des débits ;
- les barrages anti-sel placés près des embouchures sur les fleuves à régime contrasté servent à empêcher la remontée de la langue salée en période d’étiage. À défaut, l’eau utilisée dans le bief amont serait impropre à divers usages dont l’irrigation. L’exemple de référence est le barrage de Diama sur le delta du Sénégal.
Au-delà de la diversité des techniques mises en œuvre, deux caractéristiques des barrages fluviaux doivent être soulignées. Tout d’abord, le volume considérable des retenues qui assurent à la fois hauteur de chute, débits abondants et rîgularité. On compte actuellement à travers le monde, 50 réservoirs dont la capacité dépasse les 20 km3 et la liste ne cesse de s’allonger avec la mise en eau des barrages chinois des Trois-Gorges (39 km3) et de Sanxia, les ouvrages argentins de Pati et de Yacireta, etc.
Une autre caractéristique remarquable de ces ouvrages géants, est leur inser¬tion dans des chaînes d’aménagement intégrant de vastes portions de bassins, voire des bassins entiers. On retiendra à titre d’exemples, parmi les aménagements de bassins systématiques déjà anciens, celui du Colorado. Parmi les iménagements en cours de réalisation, celui du Parana, déjà doté de 30 ouvrages sur 36 programmés (figure 18 et son tableau) dont les réservoirs géants d’Itaipu, Hha Solteira, Itumbiara et autres. Dans la plupart des cas recensés, y compris i’Ouest des États-Unis, ces ouvrages se situent dans des régions peu peuplées ou en marge de l’œkoumène (bouclier canadien, Sibérie, milieu équatorial ou tropical humide, têtes de bassins) avec toutefois quelques exceptions dont la plus notable est celle des Trois-Gorges sur le Changjiang.