Les fleuves européens : Frontières et civilisations
Les deux grands fleuves européens, le Rhin et le Danube, ont assumé au cours de l’histoire des fonctions complexes et parfois contradictoires, où reviennent sans cesse les problèmes d’unité recherchée et d’espace contesté ou partagé. Avec, au final, des structures spatiales dissemblables.
Les dysfonctionnements de l’espace danubien
La majeure partie du Danube a longtemps été unifiée dans le cadre de l’empire austro-hongrois qui avait obtenu le principe de l’internationalisation du fleuve lors du traité de Vienne. Bien avant cette date, les Autrichiens avaient entrepris d’améliorer la navigation sur le cours du fleuve dans les limites d’un espace impérial qui allait de l’aval de Passau à l’amont de Belgrade jusqu’en 1878.
Par la suite, le recul de l’Empire ottoman et l’indépendance de fait de la Valachie et de la Bulgarie permirent d’étendre le système navigable sur le cours aval du Danube. Restait le problème de la Serbie dont il est inutile de préciser qu’il ne fut pas résolu du temps de l’Empire.
Le brassage des invasions et le reflux de la puissance turque avaient laissé dans un espace souvent uniforme, une mosaïque de peuples que séparaient leurs langues ou leurs religions avec, parfois, des frontières abolies mais encore sensibles comme celle qui séparait la Hongrie de la Valachie. Dans ce contexte social et politique délicat, le Danube apparaissait comme un facteur d’unité, d’autant que les problèmes frontaliers n’empêchaient pas l’acheminement vers les ports de la mer Noire du blé destiné à l’Europe du Nord et au Royaume-Uni. Cette activité amenait un incessant brassage de population et l’existence d’une culture danubienne paraissait évidente en dépit de la diversité des langues, jusqu’à ce que le sort des armes et l’exacerbation des nationalismes amènent le démembrement de l’Empire austro-hongrois.
Le bassin du Danube n’est donc pas assimilable à un espace cohérent et il reste pour l’essentiel affecté par des tensions frontalières qui dégénèrent régulièrement en conflits armés dont le dernier en date ne paraît pas définitivement clos. Dans ce contexte difficile, la Commission du Danube joue un rôle de conciliation qui pour être officiel n’en est pas moins modeste. Témoignent de ces multiples contradictions, d’un côté l’échec de Gabcikovo entrepris dans le cadre de deux nations réunies dans un même ensemble économique, la CAEM, de l’autre la réalisation des deux barrages des Portes de fer, mené à bien dans le cadre d’une coopération entre deux nations – la Roumanie et la Yougoslavie – appartenant à deux ensembles supposés antagonistes.
Le fleuve et la cohérence de l’espace rhénan
En toute logique, le bassin du Rhin n’a rien qui facilite des structures unitaires. Morphologiquement parlant, il s’agit d’un espace composite associant les Alpes, un avant-pays alpin morcelé par les héritages glaciaires, un fossé
d’effondrement où le fleuve se perdait à l’état naturel dans la masse de ses alluvions, une percée héroïque qui disjoint de l’amont une riche plaine, un delta aux formes incertaines. Cet espace morcelé a longtemps favorisé la prolifération de cités indépendantes et d’Etats souverains dont les princes occupaient plus de place dans les pages du Gotha que sur l’échiquier politique. Il n’y a sur cet ensemble ni unité linguistique ni unité religieuse. La recherche d’une certaine unité politique a été sanctionnée par des échecs qui commencent avec le rêve lotharingien et s’achèvent avec l’invention regrettable du Raubgemeinschaft bismarckien et deux guerres mondiales.
Moyennant quoi et au terme de ces caractéristiques qui devraient être pénalisantes, l’espace rhénan rassemble les Etats et les régions les plus riches d’Europe, quatre ou cinq places bancaires de niveau planétaire, la concentration humaine la plus importante d’Europe, confortée par une floraison urbaine sans équivalent à l’échelle mondiale. Le ressort d’une telle puissance ? « Des routes et des villes : tout le secret de l’unité du monde rhénan » dit E. Juillard. Et d’énumérer : villes de fondation romaine, villes du vignoble, villes commerçantes médiévales, résidences princières, villes industrielles.
Et le fleuve ? Quel est son rôle dans cette construction à laquelle il a donné son nom ? Ni la navigation ni un potentiel énergétique au demeurant modeste ne sont en cause, pas plus que la demande urbaine en eau, dont la montée en puissance est trop récente pour constituer un facteur explicatif. Restent le cadre, le temps et les hommes.
Le cadre : un couloir aménagé en vue d’assurer une liaison efficace entre la mer du Nord et la Méditerranée, via les cols alpins ou la vallée du Rhône ; des confluences, des diffluences, des espaces de liaison, nombreux mais dont aucun ne pouvait imposer sa prépondérance ; des carrefours qui se prêtaient aux échanges.
Le temps : la Rhénanie en tant qu’espace culturel émerge dès l’époque du limes romain. Mais la typologie urbaine établie par E. Juillard met en évidence la continuité du phénomène urbain, ainsi que le nombre et la diversité des relais qui ont soutenu et amplifié cette continuité, le dernier moteur en date étant, après le dynamisme industriel, la puissance financière partagée entre Ziirich, Bâle, Francfort et Amsterdam. Là encore, aucune place dominante mais des capacités et des échanges.
Les hommes : ni Berlin ni Paris mais une revendication constante d’autonomie dont le plus bel exemple serait Bâle, rebelle aux influences combinées de Berne et de Zürich, Bâle qui revendique l’émergence d’une Repfio basiliensis partagée entre trois pays, mais qui déploie une activité qui trangresse frontières et rivages. C’est sans doute cette absence de centralisation, cette aptitude à stimuler les compétences et les initiatives locales ou régionales, cet incessant brassage d’hommes, d’idées et de capitaux, qui ont fait la Rhénanie. Une aptitude qui se manifeste jusque dans la construction des paysages, les choix urbanistiques et la floraison des arts rhénans.
Et le fleuve ? Un simple cadre sans doute, un miroir peut-être, mais tout est là .
Fédéralisme rhénan et centralisme français
Elisée Reclus disait de l’axe séquano-rhodanien qu’il était « le chemin des nations » dont « la ligne presque droite a forcé l’histoire pour ainsi dire, à faire en cet endroit un brusque détour vers le Nord ». Sur la carte, l’itinéraire le plus évident et le plus commode, d’une vallée fluviale à l’autre, pour joindre les rivages de la mer du Nord en passant par la Porte de Bourgogne. Un espace privilégié donc, mais dont la continuité est tempérée par les contraintes du relief qui partagent le bassin et réduisent à un couloir, ce qui pourrait être une région.
Sur le plan socio-économique et culturel, il n’a pas manqué de relais entre une période romaine qui apparaît comme le temps fort de l’espace rhodanien : foires médiévales de Lyon, de Genève et de Beaucaire, puissance commerciale et financière des places de Lyon et de Marseille, fonctions internationales de Genève. Sur le plan industriel, la région a profité de l’ère de la vapeur grâce au charbon de la Loire et des Cévennes, et Lyon est devenue une place industrielle d’importance en passant de la soie à la chimie. Enfin, grâce à l’hydroélectricité, les Alpes et la vallée du Rhône ont connu un nouvel élan, concrétisé par cette remarquable réalisation que constitue l’ensemble des aménagements à buts multiples (énergie, irrigation, navigation, urbanisme) de la Compagnie Nationale du Rhône.
Une fois ces avantages énumérés, on s’étonnera à bon droit d’une certaine atonie. L’axe fluvial et le bassin fonctionnent non pas comme un ensemble, mais comme plusieurs entités distinctes qui sont commandées par le principe de centralisation jacobine, plus que réunies dans une dynamique commune. En témoigne le faible impact de la Compagnie Nationale du Rhône sur l’économie locale. Le courant produit aurait pu être vendu à un tarif préférentiel au niveau des centrales et servir d’assise à un processus d’industrialisation mais, la nationalisation et la réglementation nationale aidant, il a été cédé à vil prix à l’Électricité de France qui détient le monopole de l’énergie électrique. L’œuvre considérable que représente l’aménagement du Rhône n’aura donc eu, en fait de retombées au niveau régional, que l’artificialisation du fleuve et la stérilisation de vastes espaces.
Il va de soi que la comparaison avec le Rhin n’est pas fortuite. D’un côté, une somme d’initiatives locales ou régionales qui se confortent mutuellement y compris au niveau international. De l’autre, cette centralisation qui autorise seule les grands équipements mais qui en minimise la portée et réfrène les initiatives régionales.
puissants que le Changjiang ou le Nil, les capacités d’intervention sur ces grands organismes sont longtemps restées assez limitées, même en tenant compte de ce qui faisait la force des sociétés hydrauliques : le nombre des hommes et la coordination de leurs efforts. Des barrages, mais fragiles et édifiés sur des bras secondaires ; des canaux mais pas de ponts ; des flottilles, mais soumises au rythme saisonnier du fleuve. De façon plus générale, les aménagements systématiques, digues, quais, ponts, canaux, ont d’abord été mis en œuvre sur des petits fleuves : la Seine, la Tamise, la Loire, plus que le Rhône ou le Rhin qui sont restés à l’état semi-naturel jusqu’au milieu du xixe siècle. Avec le temps, les moyens d’intervention se sont faits plus puissants et aucun fleuve n’est maintenant hors de portée des atteintes du génie civil. Voici venir le temps des grands aménagements.
Le milieu englobant : dans les pays secs, priorité est donnée à l’irrigation ; dans les pays de montagne à l’hydroélectricité.
La densité du peuplement : en deçà d’un seuil qui ne peut être quantifié que de façon empirique, tel ou tel équipement n’est pas rentable ou doit être conçu en fonction d’un usage plus ou moins discret.
Richesse et pauvreté : dans les pays pauvres, certains équipements urbains, allant de l’accès à l’eau, à Artificialisation des berges sont inexistants ou d’accès discriminant. Dans ces mêmes pays, les grands équipements sont souvent conçus et dimensionnés en fonction d’intérêts étrangers. Le cas d’Akosombo laisse entendre que les intérêts nationaux ne coïncident pas toujours avec ceux des investisseurs.
Le temps : le maillage des équipements structurants est plus serré dans les vieux pays européens que dans les pays jeunes, riches ou pauvres. Leur diversité est plus grande. Leur fonctionnalité souvent moindre du fait de leur obsolescence. En témoigne ici ou là, la juxtaposition de ponts anciens et modernes, certains fonctionnels, d’autres d’intérêt surtout patrimonial.
Les choix de société : sans doute est-ce le facteur prépondérant : en Egypte, un barrage est l’équivalent pour notre époque de ce que furent sans doute les pyramides en leur temps. Dans les pays socialistes, la construction d’espaces rationnels à partir des grands équipements est une constante. Le parallèle du Rhône et du Rhin fixe les objectifs et les modalités d’action d’un certain fédéralisme et d’un jacobinisme avéré.