Les hivers froids après le petit âge glaciaire
Qu’en est-il des hivers froids après les dernières années du PAG, autrement dit à partir des années 1860 ?
La fin du PAG alpin, à partir de 1860, n’implique nullement bien sûr que soit mis un terme à l’occurrence des hivers froids, y compris quand il s’agit de grands hivers. La variabilité s’impose, comme toujours. Le recul des glaciers alpins après 1860 semble s’expliquer principalement par un manque de neige hivernale, et par l’occurrence d’étés chauds qui encouragent l’ablation. Le réchauffement séculaire à part entière semble surtout perceptible après 1900, très précisément après 1895 pour les hivers. Ajoutons que certains théoriciens du Gulf Stream et de ses mutations ou blocages éventuels, en liaison avec les problèmes du « changement climatique », nous annoncent de temps à autre un nouvel âge glaciaire.
En tout état de cause, l’hiver froid et même le grand hiver ne sont pas encore à part entière des espèces en voie de disparition, vraie ou fausse, et ils sont d’autant plus dignes d’intérêt.
J’utiliserai ici, comme je ai fait à maintes reprises, la série d’Angleterre centrale, homogénéisée, purgée du réchauffement local d’origine urbaine et donc digne de confiance.
La moyenne thermique des hivers anglais (DJF) pour une période de référence 1900-1950 s’établit à 4,2°. Nous fixerons donc arbitrairement à 3° la limite au-dessous de laquelle on peut parler d’hivers froids et éventuellement d’un grand hiver, quand cette température moyenne DJF descend vers les 1,5 ou 1,7 comme en 1917 et 1929, etc. Une telle moyenne tri- mensuelle peut paraître relativement élevée à raison quand même d’un peu moins de 3°, mais elle peut impliquer, en certains jours ou en certaines semaines de DJF, des températures minimales inférieures ou très inférieures à 0°, voire à -10 °C.
Au fil des années, un premier duo d’hivers froids britanniques apparaît en 1860 et 1861, respectivement à 2,3° et 2,7° (DJF) K Suivra 1865 (2,7° de moyenne DJF) ; Van Engelen parle effectivement à ce propos d’une saison severe.
La décennie 1870 se signale par les frimas excessifs de l’hiver 1870-71, à 2,4° DJF en Angleterre centrale. Les Parisiens ont beaucoup souffert (faim ci froid) de cette «mauvaise saison», en raison des rigueurs du siège de Paris mis en place par les Prus siens : la disette en forme de quasi-famine s’est alors combinée au gel, et le Journal d’Edmond de Gon court a tracé de ces mois difficiles un tableau assez effrayant. La décennie 1871-1880 se révèle décidément désagréable puisqu’elle est ensuite affectée par le DJF Angleterre centrale de 1874-1875 à 2,8° de moyenne (gelées en décembre, janvier et février, jusqu’au 7 mars d’après la série d’Easton1).
Les années 1880 qui de toute manière constituent un plancher thermique, une décennie fraîche (avant les années 1890 plus tièdes et avant les années 1910 plus tièdes également, elles-mêmes initiatrices du moderne réchauffement séculaire), ces années 1880 donc sont fermement clôturées vers l’amont chronologique et vers l’aval par des hivers importants ; notons dès avant le commencement des années 1880 l’hiver 1878-1879 à 0,7° ; puis l’hiver 1879-1880 à 2,5° (notamment par la faute du mois frigidissime que fut décembre 1879) ; enfin l’hiver de 1880-1881 à 2,3° DJF, toujours en Angleterre centrale. En somme, un tiercé hivernal froid ou très froid 1879/80/81. C’est ensuite le remarquable trio
d’hivers froids 1886, 1887 et 1888, à raison respectivement de 2,4°, puis 2,7°, enfin 2,5° DJF. On a donc pratiquement deux triplés hivernaux froids au début puis au cours de la décennie 1879-1888.
Les années 1890 correspondent à une décennie 1891-1900 plutôt réchauffée, au niveau annuel global. Cela n’empêche pas que la première moitié de ce groupe d’ans renferme elle aussi un trio d’hivers froids, non point successifs, comme dans le cas de 1886/87/88, mais si l’on peut dire tous les deux ans ; bref, alternatifs.
Il s’agit de :
1891 (DJF) = 1,5° (c’est vraiment un grand hiver) 1893 = 2,9° (à la veille d’une forte canicule estivale, celle de 1893 précisément, structure contrastée, qu’on retrouvera par exemple en 1947). Circulation méridienne, donc : anticyclone froid en hiver ; anticyclone chaud en été.
Enfin 1895, soit DJF = 1,2°
Au total les 36 années 1860-1895 sont très évidemment bien fournies en hivers anglais, relativement froids ou même très froids à raison de températures moyennes de leur part, DJF, inférieures à 3°. On compte en effet pour ces 36 années 14 hivers froids, parfois très froids, soit une année pourvue d’hiver froid sur 2,6 années ; disons qu’en moyenne on voit émerger un hiver froid au nord du Channel tous les deux ans et demi. Ils peuvent aussi surgir par paire (un cas), ou sous la forme d’un trio.
Tout change à partir de 1896, ou disons de 1896 à 1916. Pendant cette période qui dure 21 ans, on ne trouve plus un seul hiver qui mérite le qualificatif de froid, si l’on accepte la barre anglaise des 3° que nous avons donnée comme indicative en dessous de laquelle cet adjectif nous paraît devoir se justifier.
Surgit alors, au terme de ces 21 années douces, l’hiver effectivement très froid de 1917, un grand hiver (1,5°) qui détruit les emblavures, en particulier dans les deux vastes nations européennes belligérantes, France et Allemagne ; de quoi aggraver les restrictions alimentaires dues bien évidemment, de façon plus générale, au conflit guerrier, et cela au cours de ce qu’on appellera par la suite « l’année des rutabagas »… et du Chemin des Dames ; c’est-à-dire 1917 en effet et ses douze mois d’année post-moisson, 1917-1918 où tout se surdétermine, mauvaise récolte 1917, et blocus alimentaire de l’Allemagne par les alliés. Cette aggravation s’était manifestée dès le stade de la production agricole puisque l’hiver 1916-1917 avait météorologiquement rendu pires encore les mauvaises conditions dans lesquelles travaillaient les fermiers depuis 1914-1915 privés de main-d’œuvre, d’engrais et de machinisme.
Autour de la vingtaine d’années suivantes (ou davantage), l’occurrence d’hivers froids observe, comme après 1895, un rythme d’une considérable lenteur et parcimonie. Après 1917, un grand hiver
rude, lui aussi, n’intervient en Angleterre qu’en 1929 (DJF = 1,7°). On a donc connu presque onze années douces. Et cette douceur persiste, les années trente constituent une décennie entière sans froidure hivernale notable ; aucun hiver froid anglais en effet à moins de 3° de moyenne de 1930 à 1939 ! Dix années hivernales douces ou moyennes. Tout cela, depuis 1900, est conforté par les moyennes décennales de Météo-France, à l’échelle de plus de vingt stations (d’observations thermiques) disséminées judicieusement dans l’Hexagone.
Au total, le tableau avec ses contrastes est extraordinairement frappant ; à partir de la fin du petit âge glaciaire, au sens strictement alpin du terme, on a de 1860 à 1895, sur 36 années, 14 hivers froids, à moins de 3° de moyenne DJF en Angleterre centrale, soit une année avec hiver froid, sur 2,6 années ; ou tout simplement un hiver froid tous les deux ans et demi.
Or durant la période suivante, de 1896 à 1939, soit pendant 44 années, on a seulement deux hivers froids de même type (< 3 °C), ceux de 1917 et 1929 (du reste très froids en effet, respectivement à 1,5° et 1,7° DJF/UK). En d’autres termes, au lieu d’un hiver froid tous les deux ans et demi lors des 36 années 1860-1895, on a, de 1896 à 1939, un hiver froid tous les 22 ans, rythme presque huit fois moindre qu’avant 1896. En 1895, c’est la fin de la
série froide ; en 1896, c’est le début de la série douce. On ne saurait mieux dépeindre le réchauffement hivernal du premier xx6 siècle, parfaitement décrit du reste dans le grand travail de Luterbacher, à l’échelle européenne.
Le météorologiste allemand H. von Rudloff avait bien conscience de ce dégel hivernal du premier XXe siècle, et j’en avais fait état également dans mon Histoire du climat depuis Van mil (1967).
On peut ainsi distinguer une fin du PAG alpin dès 1860, mais une fin du PAG européo-climatique, plus précisément européo-hivernal, seulement à partir de 1896, du moins quant aux hivers en effet, avec une grande phase de relatif dégel jusqu’à l’hiver de 1939 (= 1938/39) inclusivement.
Cela dit, ce dégel n’est pas une rivière sans retour issue des glaces et bien décidée à n’y point retourner. Au cours des années 1940, on note en effet une violente attaque du super-froid hivernal, en dépit d’une décennie qui, pour les moyennes annuelles, subit fortement les effets du réchauffement global du premier XXe siècle. Dialectique du malheur et du bonheur ? Du gel hivernal et de l’attiédissement global ? Bonheur (!) très relatif, du reste, puisque tout cela est vécu sous les terribles auspices de la Seconde Guerre mondiale.
Crise hivernale : il s’agit en l’occurrence des hivers froids, parfois grands hivers à la queue leu leu, de 1940 (= 39/40), puis 1941, enfin 1942 (respectivement1 1,5° puis 2,6°, puis 2,2° [DJF/UK]). Le premier de ces hivers (39-40) a été très dommageable aux emblavures, notamment françaises, et il a contribué à mettre en péril le ravitaillement des populations de notre pays après la défaite de l’été 40, population déjà gravement affectée par les réquisitions allemandes. L’hiver 1941-1942, en décembre et janvier, a étendu son emprise jusqu’en Russie. Il a de la sorte apporté aux troupes soviétiques du général Joukov la précieuse collaboration du Général Hiver au détriment de la Wehrmacht qui subit pour le coup sa première grande défaite (devant Moscou) depuis le début de l’opération Bar- barossa.
L’an 1947 est aussi doté d’un grand hiver (1,1° DJF) qui fait (toujours d’après l’Angleterre centrale) un tort considérable aux emblavures, aidé en cela par la sécheresse-échaudage qui suivra pendant l’été 47. Le ravitaillement va en souffrir, car l’été 47 est hyper-caniculaire, ce qui au total porte préjudice aux rations alimentaires des Français, confortées heureusement, quand même, par certaines importations fromentales, venues des États-Unis. Le tout
en pleine crise socio-politique matérialisée par les grèves de l’automne 1947, dont les causes, elles, se révèlent en effet économiques… et autres (fort politisées, notamment).
L’an 1951 : 2,9° (= DJF, pour 1950/51). Cette performance thermique médiocre, au-dessous de la barre des 3°, est due pour l’essentiel aux très basses températures du mois de décembre 1950 : elles font plonger la moyenne DJF anglaise un peu au-dessous des 3° canoniques. Par ailleurs, l’année 1951, outre son hiver ainsi « refroidi » à partir de décembre 1950, sera dotée d’un printemps très froid et d’une énorme pluviosité quadrisaisonnière en Grande- Bretagne et aussi au sud du Channel. D’où moissons anglaises affectées par toutes ces raisons : récoltes diminuées quant aux céréales (sauf l’orge), quant aux pommes de terre et betteraves à sucre également. S’agissant de « notre » Hexagone, la qualité du vin millésime 1951, en ce contexte négatif, fut exécrable dans tous les grands vignobles sans exception : Bordeaux rouges, et blancs secs ; Sauternes ; Bourgognes rouges et blancs ; Champagnes ; Val de Loire, Alsace et Côtes du Rhône1.
1956 : hiver très rude en février, mensualité la plus froide depuis décembre 1879, la moyenne DJF cependant se situant à 2,9°.
Février 56 assassine par le gel les oliviers de France et partiellement d’Italie.
La décennie suivante offrira « seulement » le très grand hiver de 1962-1963 (DJF = moins 0,3° !) On est donc revenu, répétons-le, au rythme d’un ou deux hivers froids par décennie, un peu plus fréquemment donc qu’en 1896-1939, quand c’était seulement un tous les 22 ans, autrement dit deux hivers froids seulement en 44 ans, ceux de 1917 et 1929 ; le rythme des hivers froids à partir de 1948 (un par décennie) est en tout cas nettement moins précipité que lors du XIXe siècle (1860-1895 : un hiver froid tous les deux ans et demi) ; nettement moins précipité aussi que pendant la décennie 1940 (quatre hivers froids 1940, 41, 42 et 47 en dix ans de 1939 à 1948). Les trois hivers rudes, un ou deux par décennie de 1951, février 1956 et de 1963, connotent ou du moins illustrent un léger rafraîchissement global bidécennal qu’on enregistre en effet au cours des années 1950 et surtout 1960.
La décennie 1970-1979 est encore dotée d’un hiver rude (1979 DJF/UK = 1,6°) ; il s’agit donc, là aussi, d’un assez grand hiver. Les années 1980 se distinguent en revanche par trois hivers assez rudes dont deux en couple, soit 1982 (DJF = 2,6°) ainsi que 1985 et 1986 à la file (DJF = 2,7° et 2,9° respectivement). Si l’on fait le bilan de ces années 1948- 1986, soit 39 ans, on a sept hivers froids, soit un tous les cinq ans et demi, rythme supérieur à celui de l’initiale période douce (1896-1939), il y avait alors un hiver froid tous les 22 ans ; mais rythme très inférieur à ce qu’il fut au xix6 siècle post-PAG (1860-1895) ; on disposait alors, nous l’avons noté, d’un hiver froid tous les deux ans et demi.
Qui plus est, la chaude révolution climatique de 1988-89-90 va changer la donne hivernale : à partir de cette date, les quelques hivers un peu frisquets ou assez frais que l’on enregistre (statistiques françaises nationales, celles-ci fournies par Daniel Rousseau) se situent en 1991 et 1992 (en Angleterre DJF = 3,0°, puis 3,6°), ensuite en 1996 (DJF anglais = 3,0°), et en 1997. Enfin les hivers 2005 et 2006, fussent-ils affectés par quelques froidures, se situent nettement au-dessus, sauf peut-être 2006, de ce que serait la susdite barre anglaise des 3°.
Tout cela ne signifie nullement bien entendu qu’un retour violent de froid d’hiver soit nécessairement à exclure. Mais au total cette histoire des hivers sur laquelle vous, Madame Vasak, souhaitiez obtenir quelques informations, correspond bien à ce que propose Jurg Luterbacher1 ; selon lui, le trend linéaire de température hivernale pour le xx6 siècle, soit de 1901 à 2000 (malgré un petit plongeon froid lors des années 1950 et 1960) est de +0,08 °C par décennie. La décennie 1989-1998 est la plus
chaude, hivernalement parlant, depuis 1500. « La période 1989 à 1998 est plus chaude encore que la période la plus chaude qui venait au deuxième rang, celle qui s’écoulait de 1733 à 1742. » Il est extrêmement probable que cette décennie 1989-1998 fut hivernalement la plus chaude connue, en Europe, par rapport à toutes les autres décennies, depuis 1500.
Au plan d’une triple décennie, les hivers qui vont de 1973 à 2002 forment vraisemblablement la période tridécennale la plus chaude qu’on ait connue au cours du dernier millénaire. On se souvient enfin de la très grande douceur de l’automne 2006 et de l’hiver 2006-2007, jusqu’au mois d’avril particulièrement chaud, lui aussi. Certes, l’été 2007 a été ensuite relativement frais et humide dans la moitié nord de la France, mais les Balkans durant cette même saison d’été ont connu une canicule impressionnante, incendiaire et mortalitaire, comme « autrefois » chez nous en 2003.
Vidéo : Les hivers froids après le petit âge glaciaire
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