Le développement durable
Le développement durable
André Berger est un climatologue de renommée internationale. Il a notamment prolongé et vérifié la théorie planétaire de Milankovitch sur les cycles du changement climatique. Voici ce qu’il déclarait en janvier 2003, s’adressant au Premier ministre belge, Guy Verhofstadt : « Sortir du nucléaire en ce début du XXIe siècle est non seulement un anachronisme, mais est et restera, pour longtemps encore la plus grande erreur commise par un gouvernement en Belgique. Poursuivre et développer l’électricité nucléaire est – au contraire – une des manières les plus efficaces de servir le développement durable (…) toute politique visant à s’en passer relève de l’utopie, voire du mensonge à la population… »’ Ajoutons qu’un pays comme l’Italie, qui a renoncé au nucléaire, s’approvisionne abondamment en électricité nucléaire française ; et que la Suède, vingt-cinq ans après avoir décidé par référendum de renoncer aux centrales atomiques civiles, est encore alimentée pour les quatre cinquièmes par cette filière. Ce pays a renoncé en 2002 à la date butoir de 2010 pour sortir effectivement du nucléaire. En fait, et paradoxalement pour certains, le développement durable des pays industrialisés – et peut-être du Tiers Monde – passe par la contrainte du nucléaire à moyen terme.
1. André Berger, in Les atouts d’un secteur mal aimé, RDT info, 40, février 2004.
L’idée de « développement durable » a fait couler beaucoup d’encre et se retrouve régulièrement sur le devant de la scène politique. Aujourd’hui il n’est pas une collectivité qui n’évoque le développement durable de son action, et pas un politique qui fasse l’économie de son éloge. La première question qui se pose est donc celle du contenu véritable de cette expression galvaudée.
Pour y répondre, revenons en 1983 lorsque l’Assemblée générale des Nations Unies confie à une personnalité politique norvégienne, Mme Gro Harlem Bruntland, la présidence de la Commission mondiale sur l’environnement et le développement qui vient d’être créée. Cette femme politique a été ministre de l’Environnement, Premier ministre à plusieurs reprises ainsi que maire de la ville de Bergen.
Elle prend alors une décision qui va jouer un rôle considérable dans la prise de conscience par le public du caractère planétaire des questions d’environnement : elle recrute six commissaires dans les pays occidentaux avancés, trois dans les « pays de l’Est » de l’époque, et douze dans les pays en voie de développement. Cette commission mondiale de type nouveau se réunit pour la première fois en octobre 1984. Elle procède également de manière inédite : auditions publiques dans le monde entier, mise en place de comités d’experts sur des questions ponctuelles, appels à contributions écrites. On rencontre, parmi les membres de la Commission, des personnalités aussi différentes que Maria José Pereira de Lacerda, « résident du bidonville de Gariroba, Brésil », Eberhard Diegpen, « maire de Ber- lin-Ouest », ou Lee Shipper, « compagnie pétrolière internationale Shell ».
Le rapport de cette commission, le plus souvent nommé « rapport Bruntland », est examiné à la fin 1987, lors de la 42esession de l’Assemblée générale des Nations Unies. Certains aspects du texte représentent des compromis difficiles. C’est le cas notamment pour ce qui touche à l’industrie électronucléaire, domaine où il a fallu ménager à la fois les États engagés dans le nucléaire civil et le lobby antinucléaire. Toutefois, le contenu du rapport Bruntland, publié en anglais sous le titre : Our common futurefit grincer des dents. Ainsi, le coût du surarmement dans le monde était placé en regard du coût de certaines mesures écologiques et humanitaires. On apprenait par exemple que les dépenses d’urgence en matière d’eau potable dans le monde, s’élèveraient en dix ans à dix heures par an de dépenses militaires. Or on sait que la carence en eau potable est cause de 80 % des maladies dans les pays les moins avancés. Dans le même esprit, le rapport Bruntland préconisait la remise de la dette de ces pays.
C’est vraisemblablement pourquoi, en France, la traduction québécoise de ce rapport officiel des Nations Unies n’a été diffusée pendant plusieurs années que par une association écologiste : le « Mouvement national de lutte pour l’environnement ». Mais le processus était lancé. La notion d’un nécessaire « développement durable » de l’économie mondiale, c’est-à-dire un développement qui satisfasse les besoins des générations actuelles sans compromettre la satisfaction de ceux des générations futures, fit son chemin dans le public.
C’est dans ce contexte qu’eut lieu, en juin 1992 à Rio de Janeiro, la « Conférence des Nations Unies sur l’environnement et le développement » (cnued). Cette conférence représentait un temps fort important du « processus Bruntland ». 179 États étaient représentés dont 118 chefs d’États. On compta 30 000 participants, 8 000 jouma- ‘ listes, 750 ONG venues de 170 pays, 18 000 délégués officiels et 500 000 visiteurs aux forums des organisations non gouvernementales.
Les pays riches craignaient un affrontement avec les « pays les moins avancés ». Les conférences préparatoires d’Ottawa, de Bergen, de Paris et de New York l’avaient laissé prévoir. De fait, le regroupement des pays pauvres sous le nom de « groupe des 77 » qui rassembla en réalité 128 nations, s’opposa sur de nombreux points au front relativement uni des pays riches, menés par les États-Unis et la Grande-Bretagne.
Le Sommet de la Terre produisit cinq documents majeurs : « L’Agenda 21 », dans lequel sont fixés les objectifs du développement durable à l’horizon du XXIe siècle (à l’époque, le coût estimé par l’ONU était de 561 milliards de dollars par an jusqu’en l’an 2000 pour les PVD) ; la « Déclaration de Rio sur l’environnement et le développement », issue d’un document proposé par les organisations non gouvernementales et qui énonce 27 grands principes d’un développement durable ; les « Principes-cadres pour la gestion et le développement durable de tous les types de forêts », la « Convention-cadre des Nations Unies sur le changement climatique » (qui ne comportait ni normes contraignantes ni véritable calendrier), et la « Convention sur la diversité biologique. » Deux thèmes cristallisèrent toutes les contradictions : les causes de la pauvreté dans le monde et la maîtrise de la « biodiversité ».
Sur le premier point, les États-Unis et la Grande- Bretagne ne purent empêcher que la « Charte de la Terre » (ou « Déclaration de Rio ») stipule que c’est la pauvreté qui est la cause de l’expansion démographique et non le contraire. La Charte de la Terre fut rédigée à partir d’un document soumis par les ONG (programme Ya Wananchi – « fils et filles de la Terre » en Swahili). Elle énonçait les grands principes d’un développement « durable » et le définit ainsi : c’est un développement qui répond « (…) aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs ». Le « principe
de précaution » pour la protection de l’environnement est donc implicitement contenu dans l’idée de développement durable : produire et se développer sans détruire (« développement » ne signifie pas nécessairement envol de la croissance) ; développer durablement les pays les plus pauvres – sans pour autant leur faire suivre le même chemin industriel que celui qui a été le nôtre aux XIXe et XXe siècles. Ce qui ne sera pas facile : la Chine, second émetteur de gaz à effet de serre du monde, avance à grands pas sur nos traces. C’est également le cas de pays dits « émergents », comme le Mexique ou l’Afrique du Sud.
Sur le second point d’achoppement entre les pays riches et les pays du « Sud », l’usage pervers de l’idée « bio- sphérale » de « patrimoine de l’humanité » conduisit à un document ambigu, qui reconnaissait la souveraineté des États sur leurs richesses biologiques et qui limitait les profits des industries pharmaceutiques et biotechnologiques, mais qui laissait dans le flou les conditions d’accès des pays industrialisés au matériel génétique et aux autres ressources biologiques des forêts tropicales (2/3 des 50 millions d’espèces vivantes seraient situées dans les forêts tropicales humides). De la même manière, l’idée de patrimoine de l’humanité fut utilisée par certains pays du « Nord » et la CEE pour tenter (sans succès) d’imposer aux pays les moins avancés la notion de « souveraineté limitée » sur leurs forêts.
Le Sommet de la Terre fut qualifié de « grand-messe » par ses détracteurs. Il a néanmoins joué un rôle très important dans l’information du public. Il y a également été reconnu « le rôle vital des populations et communautés autochtones et des autres collectivités locales dans la gestion de l’environnement et le développement ». Et, comme lors de la conférence de Stockholm, il y a été affirmé que « la paix, le développement et la protection de l’environnement sont interdépendants et indissociables ».
L’idée de « développement durable » est ordinairement attaquée de trois manières. La première est qu’elle n’aurait pas de contenu, ou un contenu vague. La seconde consiste à attaquer l’idée de « développement » sans voir qu’il s’agit, pour une très grande part, de développement humain des pays les moins avancés et non d’augmentation aveugle de la croissance. La troisième consiste à soutenir qu’il existe une contradiction entre les termes « développement » et « durable ».
Sur tous ces points, la seule version grand public de PAgenda 21devrait suffire à convaincre qu’il n’en est rien et, mieux, que ce concept est riche de sens concret. En effet, on voit dans ce document se dessiner les trois caractéristiques essentielles d’un développement durable des sociétés humaines. Premièrement, il est porteur d’une exigence de solidarité entre les peuples, notamment entre ceux du « Nord » et ceux du « Sud » ; il s’agit avant tout de mettre un terme au pillage des uns par les autres. Il implique donc une solidarité dans l’espace, mais aussi dans le temps, entre les générations : ne laissons pas une Terre dégradée aux générations futures. Deuxièmement, il est porteur d’une exigence de gestion rationnelle de l’environnement : il ne s’agit pas d’enfermer des vestiges de nature vierge dans des sanctuaires, mais de gérer les écosystèmes dans l’intérêt durable des sociétés humaines.
Troisièmement, il est porteur d’une formidable exigence de rationalité économique aux antipodes du libéralisme actuellement dans l’air du temps.
Il est en effet insensé, au sens propre, de croire que les prétendues « lois du marché », les bourses des valeurs et les intérêts des compagnies transnationales pourraient réguler rationnellement l’économie mondiale, comme si de l’ordre et du bonheur pour les êtres humains pouvaient surgir d’un système fondé sur le pillage de la planète, la conquête de l’énergie par les armes, la recherche forcenée du profit à court terme, et l’exploitation brutale des travailleurs – dès leur tendre enfance dans de nombreux endroits du monde, sans d’ailleurs qu’aucun donneur de leçon de démocratie bottée ne lève le petit doigt pour faire cesser cette insupportable atteinte aux droits de l’homme. Voyons d’ailleurs, à travers un seul exemple, dans quel contexte économique et humain les climatologues se mettent au chevet de la planète.
Le petit Iqbal Masih (1983-1995) a été vendu à l’âge de 4 ans par ses parents à un fabriquant de tapis pakistanais. Il travaille alors à nouer des tapis pendant six ans, douze heures par jour, levé à 4 heures du matin, et enchaîné par les chevilles. En 1993, son calvaire prend fin grâce à Eshan Khan, président de la Ligue contre le travail des enfants (bllf). Iqbal décide de se battre à ses côtés. À l’âge de
12 ans, il est devenu un orateur brillant : en janvier 1995, il participe à une Convention contre l’esclavage des enfants à Lahore. Puis il se rend en Suède et aux États-Unis. La firme de vêtements de sport Reebok l’aide financièrement.
Il entreprend des études primaires dans l’intention de devenir un jour avocat. Sous la pression internationale, le gouvernement pakistanais ferme alors quelques dizaines de fabriques de tapis et 3 000 petits esclaves sont libérés. Le 16 avril, Iqbal est assassiné sur sa bicyclette, à coups de fusil. Il avait reçu des menaces en provenance de la maffia du tapis. L’assassin n’a jamais été retrouvé par la police, qui a conclu à une dispute entre l’enfant et un paysan.
Or cette année-là (1995) le Pakistan a plus dépensé pour son armement que pour l’Éducation et la Santé. Il y a consacré la moitié de son PNB. Le Stockholm International Peace Research Institute (siPRl) considère que de 1992 à 2001, la France a exporté au Pakistan pour 798 millions de dollars, qui représentent 15 % des importations militaires pakistanaises. Après l’Arabie Saoudite, le Pakistan est le second acheteur d’armes à la France. En 1995, le montant des ventes d’armes conventionnelles dans le monde s’est élevé à 22,8 milliards de dollars. Et aujourd’hui, les pays avancés consacrent entre 50 et 60 milliards de dollars par an à l’aide au développement mais vendent dans le même temps pour 900 milliards de dollars de matériel militaire.
C’est hélas ! dans ce contexte où, selon l’Organisation des Nations Unies elle-même, 40 000 enfants meurent par jour des suites de la malnutrition, qu’il convient de situer notre réflexion sur la lutte contre les émissions de gaz à effet de serre et le changement climatique… Car ainsi va le monde, pourtant plein d’espoir comme Iqbal, vers des lendemains funestes. Mais Iqbal était seul ou presque. Les êtres humains sont nombreux qui, aujourd’hui, sentent confusément l’urgence de mettre un terme à la fragilisation des équilibres écologiques et climatiques de la planète.
Beaucoup ne se fient plus aux apparences ; à ceux, par exemple, qui tous les matins, sur les chaînes de radio, et à longueur de journaux imprimés, expliquent que notre destin social et écologique ne se joue pas là où nous vivons et travaillons, mais sur les places financières de Tokyo, Londres ou New York. Cette pédagogie de l’impuissance et du pessimisme est insensée et suicidaire, même si notre avenir doit être envisagé avec gravité dans toutes ses dimensions sociales, écologiques et climatiques. Car nous sommes démunis devant les menaces qui pèsent sur notre planète et nombreux sont ceux qui pourtant se refusent à envisager la situation du monde avec le sérieux qui convient. Ainsi j’ai été surpris, au fil des discussions, des débats publics et des réunions sur la question du changement climatique, par une autre illusion, tenace et qui ne cesse de resurgir sous les formes les plus diverses : la foi naïve dans la technologie.
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