Les conditions météo ont-elles joué un rôle quant au déclenchement de la Révolution française ?
Ne parlons pas de causalité. Ce serait simpliste et même ridicule. Mais disons que climat et/ou météo sont souvent tangentiels à certains aspects de cette Révolution ainsi qu’à divers préparatifs de celle-ci.
Considérée à quelque distance, la Révolution française s’inscrit dans une conjoncture météorologique singulière. Autour de 1760 se succèdent un certain nombre de beaux1 étés chauds (de 1757 à 1764). Cette série favorable, ensoleillée, productrice souvent d’abondantes moissons, incite le gouvernement français, par décisions royale et ministérielle, à libérer le commerce du blé (1764) ; c’est, parmi d’autres épisodes, l’une des illustrations du libéralisme de Choiseul. Mais, de 1765 à 1771, un paquet d’étés frais, avec forte pluviosité éventuellement, se révèle nuisible aux céréales. S’ouvrent alors des « fenêtres d’opportunité » pour une crise majeure, en particulier lors de l’année 1770 ; cette crise se caractérise par de mauvaises récoltes aux deux côtés de la Manche, conséquences de l’automne froid de 1769 auquel vont succéder l’hiver trop doux, puis le printemps et l’été pourris de 1770. Le déficit du blé contraint les gouvernants, en France du moins, à renoncer aux libertés du commerce des céréales, datées de 1764. Au libre-échangiste Choiseul succède le ministère autoritaire de Maupeou en 1770, même si ce changement politique est dû à d’innombrables causes, les problèmes subsistantes n’étant pas forcément majoritaires en l’occurrence. À propos de cette notion de liberté ou bien, vice versa, contrôle des trafics du grain et du pain, l’expérience des deux guerres mondiales montrera qu’il est nécessaire en période pénurieuse de maintenir un contrôle des prix du pain ainsi que des tickets de rationnement. Cette résurrection des contrôles pendant les deux guerres mondiales eut son équivalent autoritaire pendant la période de manque frumentaire qui s’ouvrait avec l’année 1770.
La période qui débute en 1772 va se caractériser, elle, par des occurrences assez fréquentes de paquets d’étés chauds, de 1772 à 1781 ; il faut noter pourtant l’année non pas froide mais humide de 1774, dont la médiocre récolte de blé donne lieu à la «guerre des Farines» lors du printemps 1775 : cette très vaste émeute de subsistance dans un grand nombre de localités autour de Paris peut être présentée comme une espèce de répétition générale par rapport à ce que seront, en 1788 et au cours de la première moitié de 1789, les émeutes subsistantielles préparatoires à la Révolution française. Les glaciers alpins reculent un peu en cette même période de dix années attiédies (1772-1781), mais les hivers très neigeux maintiennent malgré tout des volumes glaciaires assez considérables, dans le style du PAG. L’année 1774 (automne 73 humide, hiver 74, puis printemps et été trop humides quoique doux) engendre de mauvaises moissons frumentaires : elles conduiront, lors du printemps 1775, aux susdites émeutes à cause desquelles un jeune garçon sera pendu, malgré ses protestations d’innocence. Turgot avait malencontreusement libéré le commerce du blé à l’automne 74, alors que la récolte 74, on le savait, s’était révélée médiocre.
Puis vient l’étonnante période des quatre étés chauds de 1778 à 1781, dont la conséquence fut une surproduction des vins, remarquables tant par leur quantité que par leur qualité. La vigne, plante méditerranéenne, apprécie la chaleur, et plus encore dans la moitié nord de la France où elle se situe sur ses marges septentrionales. La crise de surproduction vinique se prolongera en 1782, malgré un climat plus frais, car un été chaud (1781) « boise » la vigne et prépare une abondante vendange pour l’année suivante. Ernest Labrousse a étudié de façon magistrale cette crise de surproduction viticole, mais il a voulu y voir une partie de la crise économique qui conduisait à la Révolution française : c’est ce qu’il a appelé « l’inter cycle des bas prix» de 1778 à 1787, conséquence (entre autres) u déluge de surproduction des vins. Mais je ne pense pas que l’on puisse parler de dix années de crise, 1778-1787 ; il s’agit, en réalité, d’une période de good déflation des prix, c’est-à-dire des bas cours du blé provoqués par leurs fortes productions, elles- mêmes encouragées par une météo favorable : croissance économique, prospérité agricole, coloniale, textile… Si l’on peut parler de crise, elle concerne principalement l’année 1788. La sécheresse de 1785 fut certes quelque peu traumatique en termes de mortalité du bétail bovin et ovin, mais n’engendra 3int de déficit quantitatif du blé ; elle ne peut donc re considérée comme un facteur conduisant au mécontentement prérévolutionnaire : les paysans souffrent, mais la viande n’est pas trop chère, en raison des nombreux abattages des bêtes, faute de in ; et les citadins en profitent.
Avec le problème agro-météorologique de 1787- 788, nous voici enfin en terrain solide pour envisager l’un parmi les innombrables facteurs de la Révolution française. L’année 1787, surtout l’automne, est fort humide. Pluies qui ont gêné les semailles. Le printemps et l’été de 1788, secs et chauds, ont occasionné un échaudage des céréales que suivront la grêle du 13 juillet et les orages d’août. Effet douche (1787). Effet sauna (printemps 88). Effet douche bis (été 88), le tout ayant provoqué une diminution d’un tiers des récoltes, suffisante pour hausser de beaucoup les prix frumentaires et pour créer un large mécontentement. La période qui va de l’été 88 jusqu’au 13 juillet 1789 inclus connaît donc un nombre sans cesse croissant d’émeutes de subsistance : elles contribuent à préparer la bataille politique et à semer les dents du dragon jusqu’à la veille y compris (13 juillet) du 14 juillet 89, lui- même à peine déconnecté de ce facteur subsistantiel. Si la Révolution a quantité (ultra-majoritaire) d’autres causes et « gâchettes », selon le mot de Jaurès, l’année post-récolte 1788-1789 a quand même donné une poussée provocatrice, un ancrage chronologique qui favorise une rupture beaucoup plus vaste ; le tout en prélude immédiat et certes très partiel à un « tsunami » 1789 surdéterminé, lui : politique, économique, culturel, subsistantiel aussi et mille fois contestataire.
L’environnement « agro-météo » durant la Révolution française a-t-il eu quelques retombées socio-politiques ?
Certes, le grand hiver de 1788-1789 (par exemple), tarte à la crème d’une certaine narrativité prérévolutionnaire, a provoqué quelques décès d’origine broncho-pulmonaire ; il a stoppé les moulins par le gel, y compris en Angleterre, pendant quelques semaines. Il a fallu chauffer l’eau venue de la Tamise avec de la houille. Mais la cause était entendue bien avant cet hiver spectaculaire, et dès la moisson 1788 ; celle-ci s’est accompagnée d’un déficit du tiers des volumes grainetiers disponibles ; déficit suffisant pour entraîner un doublement des prix du blé au cours de l’année post-récolte 1788- 1789. Cela dit, une fois les processus révolutionnaires lancés, ils échappent totalement à cette modeste causalité météo, elle-même un peu perdue dans la foule des causalités non climatiques du phénomène 89.
En revanche, il faut évoquer par la suite un épisode d’été chaud, lui-même typique d’une phase chaude assez prononcée concernant les températures moyennes annuelles des années 1787 à 1794. L’été 17941, puisque c’est de lui qu’il est plus précisément question, coïncide par ailleurs avec la fin (Thermidor) de la Révolution «jacobine-montagnarde». Pour autant que l’on puisse laisser de côté les questions politiques, immenses en effet (Terreur, Robespierre, neuf Thermidor) l’année 1794, effectivement chaude, est en outre météorologiquement instable : caractérisée par un effet « sauna chaud-sec » au printemps (l’échaudage) suivi d’un été riche en intempéries variables (averses, grêle, orages), le tout générant une mauvaise récolte 1794 tant en Angleterre qu’en France ; il faudrait du reste parler pour la seule Angleterre de deux mauvaises récoltes, 1794… et celle de 1795, laquelle sera endommagée ensuite, sur semis, par le grand hiver 1794-1795. Un tel schéma – été chaud puis grand hiver froid – apparaît symétrique de 1788 (= printemps-été chaud avec intempéries d’été, suivies du grand hiver 88-89). Le déficit frumentaire français de la récolte 1794 (blé tantôt échaudé, tantôt super-humidifié par les phénomènes qu’on vient d’évoquer) entraîne une forte
diminution des récoltes 94 suivie d’une grosse augmentation, logique, des prix grainetiers, d’autant plus grave que la France est en guerre et victime du blocus maritime anglais. S’ensuit de la sorte une véritable quasi-famine française lors de l’année postrécolte 94-95, accompagnée d’une mortalité non négligeable. Les très grosses émeutes de subsistance de prairial 95 (car les greniers à grains sont vides) ne se ramènent point à un fait strictement français : l’Angleterre connaît également des émeutes de même type à la E.P. Thomson, qui se répéteront encore ultérieurement par suite des nouvelles difficultés frumentaires nées du grand hiver 1794-1795, terriblement hostile aux froments semés préalablement à celui-ci ; en France, en revanche, les émeutes homologues sont réprimées dès prairial 1795 par les Thermidoriens. C’est une clôture symbolique et sanglante du cycle radical de notre Révolution ! De même que le millésime 88 a été le « lanceur » de la Révolution, le bien- nat 94-95 marque la « fin des sans-culottes » (Rudé).
Par ailleurs, la période proprement révolutionnaire (1789-1794) est certes marquée par des émeutes de subsistance et par une désorganisation économique que compliquent les difficultés de transport. Mais elle ne semble pas caractérisée par de mauvaises récoltes, de 1789 à 1793 inclus. Les deux épisodes remarquables coïncident bel et bien, eux, pour les mauvaises conditions météorologiques et agricoles, avec les années 1788 et 1794.